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On entend sous les bancs des soupirs d’agonie ;
Une odeur de tuerie et de cadavres frais
Se mêle au vague encens brûlant dans les coffrets
Et les boîtes d’argent sur les trépieds de nacre...
……………
Au-dessus du festin dans le ciel blanc du soir,
De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,
Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues,
Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues,
Des verres, d’hypocras et de vin écumans.
Des bouches des buveurs, des bouches des amans,
S’élève une vapeur, gaie, ai-dente, enflammée.
Et les âmes des morts sont dans cette fumée.

Toute la première partie de Ratbert est d’une grande beauté. Le faux empereur est assis sur la grande place d’Ancône, entouré des seigneurs italiens, loups cherchant une proie, chacals ouvrant les narines pour aspirer l’odeur de la mort. Toutes les portes et toutes les boutiques sont fermées, et cependant il est grand jour, car un soleil aveuglant éclaire la scène hypocrite qui se joue sur la place publique. Cette scène s’ouvre par une de ces énumérations homériques si chères à la muse de M. Hugo. Aimez-vous les énumérations poétiques de M. Hugo? Pour moi, j’en raffole; dès que j’en aperçois une, je suis presque disposé à dédaigner le reste du poème, et je m’empresse de couper la page qui la dérobe à ma curiosité. Chacune de ces énumérations composées de noms propres a coûté plus de science et plus d’art qu’il n’en faudrait pour composer dix poèmes agréables et se laissant lire sans effort. Le vers qui accompagne chaque nom propre, l’épithète qui qualifie chaque personnage, ont à la fois tant de couleur, de relief et d’exactitude, qu’il me semble toujours parcourir une galerie de portraits d’une époque donnée. Les personnages du temps passé défilent devant moi, rapidement il est vrai, mais comme il convient à des ombres. La plupart furent des personnages secondaires, dont la célébrité dura l’espace d’un jour, et qui durent leur gloire à quelque fait aujourd’hui oublié ou à quelque crime qui fit reculer d’horreur les contemporains pendant une semaine. Toute leur biographie pourrait tenir en dix lignes, et je suis reconnaissant au poète de me la raconter en un seul vers, ou de me la condenser en une seule épithète. Ils vécurent une heure; ils revivent dans les vers du poète ce qu’ils méritent de revivre, l’espace d’une minute. Mais, direz-vous, de tous les procédés poétiques, l’énumération est le plus grossier et le plus puéril! Détrompez-vous. J’ai entendu, il y a déjà quelque dix ans, un professeur de l’esprit le plus attique et le plus délicat, — M. Patin, c’est tout dire, — nous démontrer très justement qu’une bonne partie de