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de tous leurs vœux, une guerre maritime venait à éclater, elle aurait pour effet le plus immédiat de créer des vides, de grands vides, dans le corps des officiers. Ces vides, comment les combler ? Les marins, on l’a dit souvent, ne s’improvisent pas ; encore moins improvise-t-on les chefs qui les commandent. Il n’en sort pas des rangs comme dans l’armée de terre ; c’est le produit de l’étude et du temps unis à la vocation. Avec une sollicitude louable, le gouvernement s’est récemment appliqué à tirer du matériel existant tout le parti qu’il était possible d’en tirer. Il a mis à flot les vaisseaux en réserve sur les chantiers, réparé ceux qui avaient éprouvé quelque avarie ; il en a transformé un certain nombre pour n’être en arrière d’aucun perfectionnement, et en a construit d’autres sur des modèles entièrement nouveaux, avec des armures de métal qui doivent les rendre impénétrables. La part du matériel est donc faite, et amplement ; en peut-on dire autant du personnel ? On a des bâtimens en état et en quantité suffisante ; a-t-on assez d’officiers pour les monter et les conduire au feu ? Ce sont là pourtant des termes qui se correspondent et doivent toujours se mettre en équilibre.

L’insuffisance du cadre des officiers est donc manifeste dès aujourd’hui et dans l’état des choses. On vient de voir ce qui reste de disponible quand on aura armé ce qui est à flot et susceptible d’être armé. Que sera-ce lorsque les constructions en projet et distribuées sur un certain nombre d’exercices arriveront au dernier degré d’achèvement, et que nous aurons, comme l’indique le rapport du ministre de la marine à propos du budget de 1859, 150 bâtimens de guerre à vapeur de divers rangs, bien pourvus, bien installés, et au niveau des meilleurs modèles ? En supposant que les cadres ne soient pas élargis, où trouvera-t-on le nombre d’officiers nécessaire pour monter cette belle flotte ? On ne saurait y songer trop tôt, ni y porter un trop prompt remède. Les cadres ont été fixés à une époque où l’armée de mer n’avait ni l’activité ni l’importance qu’elle a acquises, et ils sont restés stationnaires pendant que ceux de l’armée de terre s’accroissaient incessamment. Quelque opinion qu’on se forme des événemens, un fait reste avéré pour tout le monde : c’est que le rôle de la marine ne saurait être amoindri. Et si du second rang la marine passait au premier, quel regret n’aurait-on pas de n’en avoir pas préparé tous les élémens avec une égale prévoyance ! Une autre considération se joint à celle-là, et, quoique plus spéciale, elle mérite qu’on s’y arrête. L’arme est ingrate pour qui s’y voue, et l’avancement n’y a lieu que d’une manière peu encourageante. Plus d’une démission est donnée avant l’heure, plus d’une émigration a lieu vers des services privés. Si ce n’était l’attachement au métier, très vif chez le marin, ces retraites volontaires et prématurées seraient bien plus nombreuses. Il y a tel moment de la carrière, par exemple le passage du grade de lieutenant de vaisseau à celui de capitaine de frégate, où les cadres se resserrent au point qu’il y a par an à peine un officier de promu sur cent qui pourraient y prétendre. Nécessairement le zèle doit s’en ressentir, et la tiédeur gagner jusqu’aux meilleurs quand ils voient, avec les années, leur horizon se limiter et leurs chances se restreindre. L’élargissement des cadres, en ouvrant aux ambitions plus de perspectives, donnerait au service plus de ressort, en même temps qu’il répondrait au besoin le plus urgent et le mieux démontré.