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genoux, et que, la berçant comme un enfant, elle lui dit qu’il ne faut pas se rompre la tête à creuser certaines questions, qu’il est des choses auxquelles nous n’entendons guère, et qu’il faut croire que Dieu, qui est bon, n’a point mis à notre existence des conditions qui en feraient un fléau au lieu d’un bienfait.

Ce personnage d’Ellen Marvyn est bien moderne, si moderne même, qu’il a éveillé dans notre esprit un invincible soupçon. Cette femme, sortie d’une famille lettrée et presque sacerdotale, dont le père, dont le mari, dont les enfans s’occupent de science ou de théologie ; qui elle-même est possédée du désir insatiable de s’instruire, qui, du fond d’un village, aspire à contempler tous les chefs-d’œuvre de l’art européen qu’elle ne connaît que par les livres, et se demande sans cesse ce que peuvent être un miserere de Mozart, un tableau de Léonard de Vinci, une œuvre de Bramante ou de Michel-Ange, cette femme n’a-t-elle pas quelque ressemblance avec Mme Stowe elle-même, fille, femme et sœur de professeurs et de docteurs en théologie ? Ce qui fait l’agrément des Souvenirs que Mme Stowe a publiés à son retour d’Europe, n’est-ce pas précisément le ravissement naïf, la joie presque enfantine, qu’elle a éprouvés à la vue des merveilles de l’art du vieux monde ? Quoi qu’il en soit de ces conjectures, le voyage de l’auteur de l’Oncle Tomi a été profitable à son talent ; l’influence de l’Europe, qui apparaît visiblement à plus d’une page de son livre, a détendu la raideur dialectique de son style et adouci l’âpreté un peu tranchante de ses opinions. Faut-il rapporter à la même cause la bienveillance dont l’auteur fait preuve envers le catholicisme, et qui se trahit par quelques railleries à l’adresse du fanatisme et de l’intolérance des puritains ?

Publiée par chapitres dans un recueil hebdomadaire des États-Unis, la Fiancée du Ministre a tous les défauts que ce mode de composition entraîne d’ordinaire. En face d’un chapitre isolé, un auteur perd aisément de vue l’ensemble de son œuvre ; il se laisse entraîner à grossir démesurément des détails secondaires, à exagérer la part des personnages accessoires, et il détruit souvent lui-même les proportions de son livre. Si le roman de Mme Stowe doit être traduit en français, l’écrivain qui entreprendra cette tâche ne devra pas craindre d’émonder bien des épisodes inutiles, bien des discussions oiseuses, dussent les thèses de l’auteur en souffrir. Quelques vigoureux coups de serpe dégageraient de ces broussailles théologiques une des plus pures, une des plus charmantes histoires d’amour qu’on puisse lire.


CUCHEVAL-CLARIGNY.