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made. L’émotion du péril cessa de me charmer le jour où je m’avouai que je n’aimais pas la gloire, et que mes velléités de science m’avaient été fatalement inspirées, à mon propre insu, et en dépit de moi-même, par le désir d’entrer la tête haute dans la famille Butler. En perdant cette espérance et en sentant mourir mon cœur, j’avais continué à cultiver mon intelligence pour ne pas périr tout entier ; mais le cœur n’était qu’engourdi par la violence du coup qu’il avait supporté. Il se réveillait sans cesse, plus impérieux, plus indigné, quand j’avais assouvi les passions, je devrais plutôt dire les besoins de la jeunesse. Je courais comme un insensé après les femmes hardies, en me disant, en cherchant à me faire croire que celles-là seulement étaient des femmes, et que la chasteté des autres couvrait d’un voile poétique le néant glacé de leur âme ; mais le dégoût s’emparait de mon ivresse en moins de temps qu’il ne m’en avait fallu pour m’y jeter. Je revoyais toujours alors le spectre de la fille pure et pieuse, de la jeune mère de famille pour qui l’amour n’est que le but de la maternité sainte, et qui place le bonheur au-dessus du plaisir. Le fantôme de l’amie se levait devant moi, passait en me jetant un regard de pitié, et s’envolait dès que j’étendais les bras vers lui, comme pour me faire comprendre qu’il était trop tard, et que je n’étais plus digne de le fixer à mes côtés.

J’en étais digne pourtant, puisque mon âme ne s’usait pas, même dans l’abus de sa liberté, puisque je me sentais toujours ému jusqu’aux larmes quand, assis sur une grève lointaine, à trois ou quatre mille lieues de ma patrie, sous un ciel de feu ou au pied des glaces éternelles, je me retraçais, avec une exactitude de mémoire implacable, les moindres paroles et les moindres gestes de l’enfant que j’avais tenue dans mes bras, elle confiante et moi sans trouble, sur la mousse de la petite montagne de Bar. Mon bonheur avait été si fragile et mon roman si court cependant ! D’où vient donc qu’après ces années d’énergie terrible qui vous bronzent ou vous éteignent à la suite des grands voyages, je me sentais encore si accessible aux tendresses du passé et aux délices du souvenir ?

J’étais toujours celui qui avait été aimé, qui pouvait l’être encore, puisqu’il retenait en lui la puissance d’aimer passionnément après avoir tout fait pour la perdre ! J’avais vingt-sept ans, et je vivais avec cette blessure, qui saignait de temps en temps d’elle-même, et que de temps en temps aussi je rouvrais de mes propres mains, pour ne pas la laisser guérir. Par une bizarrerie que comprendront ceux qui ont aimé ainsi, plus ma souffrance s’éloignait dans le passé, plus elle me redevenait présente, et si j’étais fier de quelque chose au monde, c’était d’y avoir survécu sans l’avoir oubliée. C’est par là seulement que je me sentais vraiment fort, supérieur en quelque