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avec le bout du pied sans les faire rouler sur ceux qui vous suivent, se retourner et offrir la main dans les endroits difficiles, et, si le voyageur dédaigne votre aide, s’arc-bouter dans les passages dangereux, de manière à le recevoir ou à le retenir, s’il tombe ou chancelle : tout cela m’eût semblé fort doux et facile, s’il se fût agi de Love ; mais j’eus besoin de veiller beaucoup sur moi pour ne pas oublier souvent son orgueilleux frère, lequel affectait de me réduire à l’état de cheval de bât, et me remerciait de la main avec une sorte d’impatience dédaigneuse, quand je lui présentais le bras ou l’épaule. Cependant ce garçon, agile et hardi, n’était pas robuste, et il manquait absolument de prévoyance et de coup d’œil. Deux ou trois fois je le préservai en dépit de lui-même, et, comme il prétendait vouloir toujours prendre les devans, Love s’approcha de moi, et me dit tout bas : « Mon ami, ne le quittez pas, je vous prie ; il n’est pas prudent. Arrangez-vous seulement de manière à ce qu’il ne s’aperçoive pas trop que vous le surveillez bien. »

Ce n’était pas une tâche aisée, et de plus je la trouvais déplaisante. Il me semblait aussi que ma figure déplaisait au jeune homme, bien qu’il ne songeât en aucune façon à la reconnaître. Peut-être même se trouvait-elle entièrement effacée de son souvenir. Quant à Love, elle ne m’avait pas regardé du tout, et je savais que M. Butler avait fort peu la mémoire des physionomies humaines : il n’avait que celle des noms et des choses.

Love avait, en me parlant, la douceur polie que je me rappelais lui avoir toujours vue avec les inférieurs, mais aussi cette nuance d’autorité que l’on est en droit d’avoir avec un guide bien payé. Elle avait dit : « Mon ami, je vous prie, » comme elle eût dit : « Brave homme, faites ce que je vais vous ordonner. » J’affectais un air simple et des allures rustiques auxquelles il ne m’était pas difficile de donner le caractère indigène le plus fidèle. Je retrouvais aussi sans effort l’accent des montagnes de l’Auvergne, qui n’est pas le charabia de convention qu’on nous prête à Paris, mais une sorte de gasconnage orné parfois du grasseyement provençal. Quant au patois proprement dit, je n’en avais pas oublié une locution, et je le parlais avec les autres guides de façon à satisfaire l’oreille la plus méfiante.

Les monts Dore, bien que plus élevés et plus escarpés que les monts Dôme, ne sont pas d’un accès très difficile en été, même pour les femmes ; mais la saison que M. Butler avait choisie pour son excursion les rendait assez périlleux à explorer. Presque partout les sentiers avaient disparu, et les tourbes épaisses des hautes prairies, détrempées par l’humidité, se détachaient par énormes lambeaux qui menaçaient de nous engloutir. Le pied ne trouvait pas toujours