Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quel profond sentiment de haine et de révolte impuissante contre l’injustice doit s’emparer de ces pauvres hommes, traqués, détruits au nom de ce qu’ils entendent nommer la civilisation ! C’est alors que le christianisme pourrait leur être utile pour leur enseigner la résignation, le pardon des injures, et pour leur apprendre à mourir. Quant à leur enseigner plus, nous avons déjà dit qu’il ne le peut pas, à cause même de l’élévation de son caractère : les ministres de l’Évangile ne sauraient donner à leurs disciples les moyens de lutter avec les trafiquans anglais ou américains. Cette éducation est de celles qui résultent du développement graduel et normal des besoins et des facultés, et il n’est au pouvoir d’aucune force humaine de la conférer brusquement. Le christianisme en peut devenir le complément moral, il n’en saurait être la base et le principal élément.

Au milieu de circonstances si défavorables à des races entières et quand des milliers d’êtres humains s’éteignent sans postérité chaque jour, ce n’est pas sans intérêt que l’on voit une de ces familles, plus prudente et mieux favorisée, opposer quelque résistance à nos terribles invasions. La société malgache a d’ailleurs plus d’un titre à notre compassion et même à nos sympathies : non-seulement elle est intelligente et curieuse, mais de plus elle a eu le bonheur d’échapper à l’islamisme ; la polygamie, bien que tolérée en principe, n’y a pas prévalu ; elle n’a pas de harems, et se montre sur tous les points bien supérieure au Ouâday, au Baghirmi, au Bornou, à toutes les sociétés que nous avons vues dans le Soudan. Les femmes y sont traitées avec des égards que l’on ne s’attendrait pas à trouver sur la terre malgache ; les attentions du prince royal pour sa femme, son respect pour sa mère, la tolérance même avec laquelle la farouche Ranavalo laissait son fils témoigner ses prédilections pour le christianisme, sont autant de traits remarquables qui indiquent des instincts de dignité et d’élévation. L’imitation de l’Europe n’est pas tombée non plus dans une grossière parodie, et il y a là une société encore enfantine, mais non pervertie, chez laquelle le temps, si on le laisse faire, pourra accomplir son œuvre aussi bien qu’il l’a fait ailleurs. Un jour, dans un de ses entretiens avec le prince royal, M. Ellis lui disait que l’Angleterre fut jadis moins civilisée que ne l’est aujourd’hui Madagascar, et que c’était graduellement, dans une longue série de siècles et à travers de laborieuses vicissitudes qu’elle était montée au rang qu’elle occupe aujourd’hui. Le missionnaire avait raison : il y eut un temps, qui n’est pas bien éloigné, où cette Europe si fière de sa civilisation était inculte et grossière. Il suffit de se reporter à douze siècles en arrière dans notre propre histoire, au temps où les Germains se partageaient les lambeaux de l’empire, et abaissaient