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où, monté sur son cheval Shylock, il parcourait au galop les rues de Londres et les routes extra-murales à la grande stupéfaction des gardes-barrières réveillés en sursaut, qui voyaient passer comme l’éclair ce promeneur fantastique. C’est vers la fin de cette première période, c’est-à-dire en 1818, qu’au retour d’une excursion sur le continent il traversa Paris, et vit pour la première fois jouer Talma. Mistress Kean était avec son mari. Le premier acte d’Andromaque la désappointa complètement. Le calme et la dignité du tragédien français ne lui disaient rien. Kean au contraire écoutait avec un recueillement profond, et quand elle lui fit part de sa déception : « Vous n’y entendez rien, lui répliqua-t-il brusquement… Vous ne savez ce que vous dites… Jamais vous n’avez vu rien de pareil à cet homme… John Kemble et moi, mis au bout l’un de l’autre, nous ne lui arriverions pas à la ceinture… Pas moyen d’en approcher… » La pièce continuait cependant, et mistress Kean, dans son apathie entêtée, recevait de temps en temps quelque rebuffade conjugale. Les éloges de son mari, exaspéré par la contradiction, devenaient de plus en plus emphatiques. Arriva le quatrième acte et la terrible proposition d’Hermione.

… Si vous me vengez, vengez-moi dans une heure ;
Tous vos retardemens sont pour moi des refus ;
Courez au temple : il faut immoler… — Qui ? — Pyrrhus.

Pyrrhus !… répétait Talma, et quelques-uns de nos lecteurs se souviennent peut-être du saisissement, de la consternation, de l’espèce de transe et de frisson qui passaient dans sa voix à ce mot : Pyrrhus !… si désastreusement suivi du mot : madame ! Cette exclamation arracha enfin à mistress Kean un véritable cri d’enthousiasme. Son mari au contraire baissa les yeux dès ce moment, et n’articula plus une syllabe ; mais, comme ils se retiraient ensemble, la pièce achevée, et en réponse aux éloges de mistress Kean, qui déclarait naïvement « n’avoir jamais rien vu de comparable à Talma : — En vérité ! répliqua le tragédien anglais, piqué au vif… Eh bien ! je vous ferai assister à quelque chose de mieux… Laissez-moi leur jouer la scène de folie… » Dès le lendemain matin effectivement, il écrivait aux directeurs de Drury-Lane pour leur demander de monter immédiatement, et sans même attendre son retour, la traduction anglaise de l’Andromaque. Son désir fut satisfait, mais ses espérances furent trompées. Le rôle d’Oreste fut pour lui un échec à peu près complet. On peut en accuser, si l’on veut, le froid traducteur ; Ambrose Philipps ne réclamera point.

Nous avons cherché, — non dans le livre de M. Cole, infiniment discret