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prochains débuts à son théâtre de… M. Kean. Ce phénomène presque inexplicable, qui mit en émoi, pour vingt-quatre heures, tous les curieux de la capitale, n’était rien moins qu’un joli tour d’escamotage pour lequel Barnum a dû regretter d’avoir été devancé par son ingénieux compatriote. Pour faire comprendre comment il avait pu se produire, remontons à cette soirée triomphale où Kean, venant d’inaugurer les splendeurs de sa carrière dramatique, prenait son second fils Charles dans le berceau où dormait cet enfant[1], et disait à sa femme : « Soyez tranquille, Mary,… vous aurez voiture, et Charles fera ses classes à Eton. » Cette double prédiction s’était de tout point réalisée. Mistress Kean avait longé les pelouses de Hyde-Park dans des équipages aussi brillans que ceux des plus riches dames des trois royaumes. Charles Kean, préparé à ses études universitaires par les meilleurs professeurs qu’on eût pu lui procurer, était effectivement entré à Eton au mois de juin 1824. Il y était en qualité d’oppidan, et l’allocation annuelle que lui avait consentie son père montait à 300 liv. sterl. Bien d’autres enfans à sa place, entourés comme l’était celui-ci de camarades supérieurs à lui par la naissance, eussent été tentés de compenser à force de prodigalités ce désavantage social. L’argent qu’il eût voulu dépenser ainsi, même à l’insu de ses parens, n’aurait pas été difficile à trouver. Quels fournisseurs eussent refusé crédit au fils de Kean ? quels préteurs n’eussent été alléchés par la perspective d’un héritage évalué d’avance, par les moins prévenus, à 50,000 liv. sterl. au bas mot ? Mais Charles Kean, heureusement pour lui, était un garçon d’humeur douce et de penchans modérés. Il poursuivait ses études avec zèle et persévérance, remarqué pour ses vers latins, et aussi, hâtons-nous de le dire, pour son adresse nautique. En sa qualité d’habile et vigoureux rameur, il avait été promu par ses camarades au grade de capitaine en second dans cette marine universitaire qu’on appelle les long-boats. Le célèbre maître d’armes Angelo avait aussi fait de lui un tireur excellent. En même temps que lui, dans ce collège éminemment aristocratique d’Eton, grandissaient en foule des hommes promis aux plus hautes distinctions sociales : les lords Eglinton, Canning, Walpole, le duc de Newcastle (l’héritier de celui dont nous parlions tout à l’heure), le marquis de Waterford, MM. Gladstone, Somerset, Cowper, Savile, Wentworth, Middleton, Watts-Russell, etc. L’avenir ne semblait lui offrir que voies largement ouvertes, protections assurées, privilèges de toute sorte. Sa mère le destinait à l’église, son père à la marine, lui-même penchait pour la carrière des armes ; mais, quel que fût son choix définitif, personne

  1. Né le 18 janvier 1811, et par conséquent âgé de trois ans.