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capable de ne plus mériter les sourires de pitié de Junius Black et de devenir utile à M. Butler. Malheureusement je ne voyais pas Dieu comme il le voyait, lui, à travers les merveilles et les suprêmes révélations de la nature. J’en étais à ce degré d’instruction où l’on n’est encore occupé qu’à battre en brèche les croyances du passé, et où la constatation des faits naturels vous conduit à des conclusions matérialistes d’une froideur désespérante.

Il faut croire que, malgré mon abattement, je conservais un reste d’espoir, car un jour, en apprenant de M. Louandre qu’il était question de mettre Bellevue en vente et de faire transporter en Angleterre les riches collections de M. Butler, je reçus un grand choc dans tout mon être, et m’imaginai que je le recevais pour la première fois. Je pris alors mon parti de changer radicalement les conditions d’une existence que je ne pouvais plus supporter. Ma mère elle-même m’en suppliait, et on me trouva les fonds nécessaires pour un voyage de quelques mois ; mais au moment où l’animation des préparatifs m’avait rendu une sorte d’énergie, ma pauvre mère tomba dangereusement malade. Dès lors tout projet fut abandonné, car le mieux qui pût arriver à ma mère, c’était de rester infirme. Je la soignai avec un dévouement et une assiduité qui ne me coûtèrent aucun effort. Je ne me sentais plus jeune, et il me semblait que l’inquiétude et la douleur étaient fatalement mon état normal. En voyant souffrir cette pauvre mère, je compris combien je l’aimais, et l’amertume qui m’était restée contre miss Love se dissipa devant la révélation de mon propre cœur.

Ma mère ne m’avait pas toujours compris, et jamais elle n’avait voulu se faire connaître à moi ; mais elle m’avait toujours chéri sans partage en ce monde. Je n’avais dans son cœur pour rival que le souvenir de mon père. Ses derniers momens furent comme partagés entre la joie de l’aller retrouver et le chagrin de me quitter. Après avoir langui trois mois dans cette chambre d’honneur d’où elle n’avait plus la force de sortir, elle s’éteignit dans mes bras, et je restai seul au monde. Alors je sentis une sorte de joie amère et farouche de n’avoir plus rien à aimer et à ménager. Je partis brusquement sans faire d’adieux à personne, et j’écrivis de Marseille à M. Louandre pour le prier d’affermer ma terre à quelque prix que ce fût. Je croyais fermement ne vouloir plus remettre les pieds dans un pays où j’avais tant souffert.

George Sand.
(La troisième partie au prochain )