Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/480

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à fixer. Cette physionomie n’est pourtant pas très mobile, ni très expressive ; mais son charme consiste dans des traits d’une finesse incomparable, que les instrumens grossiers à l’usage de la critique ne peuvent rendre convenablement. La critique, aussi sympathique qu’elle soit, éprouve toujours une certaine difficulté à tenir compte à un auteur des détails et des nuances : elle aime à juger d’une œuvre par l’ensemble, et d’une physionomie par les traits principaux. Dirai-je toute ma pensée ? Eh bien ! une certaine critique ressemble trop souvent à ces modernes inventions, — le daguerréotype et la photographie, — destinées, dit-on, à remplacer la peinture, mais qui jusqu’à présent n’ont réussi qu’à reproduire les formes sèches de la réalité, et n’ont pu parvenir à saisir la vie qui anime ces formes. Le daguerréotype reproduit volontiers les défauts d’un visage, et les grossit démesurément, même lorsqu’ils sont presque imperceptibles ; en revanche il omet toutes les beautés insaisissables, toutes les grâces fugitives. Combien donc la difficulté sera grande pour le critique lorsqu’il lui faudra braquer son appareil photographique devant une physionomie composée, comme celle de M. Tennyson, de contrastes, de détails, de nuances. L’œil a une expression à la fois sérieuse et douce, la lèvre est sèche, et cependant un peu voluptueuse ; une teinte de tristesse est répandue sur les joues amaigries, et cependant les coins de la bouche forment à certains momens deux petites fossettes, symboles gracieux d’un enjouement qui se dissimule. Le brouillard qui s’étend sur le front indique un penchant invincible à la rêverie, et le regard lumineux et franc dénote une aptitude remarquable à saisir les formes de la réalité. J’ai beaucoup réfléchi à la meilleure manière de présenter au lecteur un portrait à peu près ressemblant de cette physionomie compliquée que l’omission d’un seul détail fugitif rendrait méconnaissable, et je me suis arrêté à la pensée de tirer plusieurs épreuves successives dans l’espérance que ces divers portraits, se corrigeant et se complétant les uns par les autres, permettraient au lecteur de se former une idée de ce poète unique dans la littérature contemporaine. Prenez donc les paragraphes successifs de cette étude comme des épreuves d’un portrait qu’il faut désespérer d’attraper en une seule fois.

Dernièrement, en parlant de la Légende des Siècles, je disais que l’imagination de M. Hugo était une magicienne, et n’appartenait pas à cette famille des fées et des génies qui compte dans ses rangs les imaginations des très grands poètes. L’imagination de M. Tennyson habite, elle, au contraire, les merveilleux royaumes ; mais elle ne fait pas partie cependant des familles aériennes qui la composent, M. Tennyson n’est pas un génie, c’est un protégé des fées. Il habite leurs palais en qualité de page et d’écuyer. Pendant son