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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/489

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héros. Godiva est l’histoire de cette bonne comtesse de Coventry qui consentit, pour alléger le peuple d’une taxe pesante, à chevaucher nue dans les rues de la ville, sacrifiant ainsi noblement ce que la femme a de plus cher, la pudeur ; elle accomplit ce sacrifice avec une bonne grâce parfaite, sans lutte ni résistance, sans penser un instant que le ridicule puisse l’atteindre, et que son dévouement puisse être récompensé par les quolibets des ingrats. Ulysse est peut-être le poème le plus parfait qui soit sorti de la plume de M. Tennyson. C’est une aspiration vers l’héroïsme dans une âme enchaînée par la vieillesse. De même que la mort et la défaite n’ont pu ébranler dans Arthur sa confiance en la nature humaine, l’âge n’a pu modérer l’ardeur aventureuse d’Ulysse. On dirait que l’expérience ne lui a rien appris, et qu’après tant d’aventures périlleuses, il n’a nul besoin d’un repos si chèrement acheté. Vieillard, il a la hardiesse et l’élan d’une âme jeune ignorante du péril ; il ne se contente pas, à la façon des vieillards, de regretter les jours qui ne sont plus, il aspire à les continuer. Il appelle autour de lui ses vieux matelots, écloppés et invalides échappés aux courroux des flots et aux écueils des côtes. « Mes matelots, âmes qui avez lutté, souffert, pensé avec moi, qui prîtes toujours avec une humeur enjouée et de bonne grâce le temps comme il venait, orage ou rayon de soleil, et qui à la fortune opposâtes toujours de libres cœurs et de libres esprits, — vous et moi nous sommes vieux. Cependant la vieillesse possède encore son honneur, et peut encore trouver une tâche à remplir. La mort termine tout ; mais avant la fin quelque chose peut être encore fait, quelque œuvre de noble marque qui ne soit pas indigne d’hommes qui ont lutté avec les dieux. Les lumières commencent à briller du haut des rochers, la longue journée s’efface, la lune monte lentement, le gouffre aux voix innombrables rugit. Venez, mes amis, il n’est pas trop tard pour trouver un nouveau monde, car j’ai le dessein de naviguer au-delà des mers où le soleil se couche, de parcourir les mers où se baignent les étoiles de l’occident, avant de mourir. Peut-être les abîmes nous engloutiront-ils, peut-être aborderons-nous aux îles heureuses et y verrons-nous le grand Achille, que nous connûmes autrefois ? Quoique beaucoup nous ait été enlevé, il nous reste encore beaucoup. Nous n’avons plus ces forces qui dans le vieux temps remuèrent le ciel et la terre ; mais nous sommes ce que nous sommes, une bande de cœurs héroïques animés des mêmes ardeurs, affaiblis sans doute par le temps et la destinée, mais forts par la volonté de lutter, de chercher, de trouver et de ne pas céder. » Je n’ai pas besoin de faire remarquer qu’Ulysse n’est ici qu’un symbole ; ce n’est point Ulysse qui parle, c’est un héros moderne, un héros des jours récens,