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de situation, cette sincère, amitié qui peut, entre honnêtes gens, succéder à un sentiment plus tendre. Le fils du duc de Laval, Henri de Montmorency, mourut jeune, et ne put que laisser entrevoir à Mme Récamier, et à peine entrevoir lui-même, le sentiment qu’elle lui inspirait. La possession de ces nobles cœurs ouvrit avec éclat à Mme Récamier les portes du monde aristocratique, et elle y entra comme il convenait à sa fierté naturelle, par droit de conquête, non par faveur.

Un autre homme, bien différent de ceux-là, mais en grand crédit au commencement de ce siècle, parmi les adversaires passionnés que la révolution s’était faits par ses folies et ses crimes, un philosophe converti, M. de La Harpe, prit aussi place dans la cour naissante de Mme Récamier, et apporta son tribut à cette jeune renommée. Je ne pense pas qu’il ait jamais été amoureux d’elle : il était déjà vieux et fort embarrassé d’un mariage ridicule qu’on lui avait fait faire, et qu’au bout de trois semaines il fut obligé de laisser rompre ; mais il lui témoignait en toute occasion une admiration respectueuse et tendre. Lorsqu’il faisait à l’Athénée son cours de littérature, une place était réservée pour elle auprès de sa chaire ; il allait souvent la voir à Clichy, faisait pour elle des vers et chez elle des lectures, et lui écrivait avec la galanterie d’un vieux lettré de bonne compagnie : « Je vous aime comme on aime un ange, et j’espère qu’il n’y a pas de danger. »

Précisément à la même époque, pendant que Mme Récamier déployait ainsi, dans le palais impérial et dans les salons de l’ancien régime, sur les Bonaparte et sur les Montmorency, son charmant et libre empire, une circonstance et une rencontre fortuites la mirent en rapport avec une personne qui devait occuper dans sa vie, non pas la première, mais une des premières places, et lui faire un peu partager les épreuves d’une orageuse destinée. M. Récamier était en marché pour acheter à M. Necker, dont il était le banquier, l’hôtel n° 7, rue de la Chaussée-d’Antin, et Mme de Staël, alors à Paris, suivait, pour son père, cette petite négociation. Mme Récamier a raconté elle-même, avec un naturel qui ne manque pas de couleur, l’incident qui en fut, pour elle, l’important résultat. « Un jour, dit-elle, et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Clichy avec une dame qu’il ne nomma pas, et qu’il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l’achat d’une maison : sa toilette était étrange ; elle portait une robe du matin et un petit chapeau paré, orné de fleurs. Je la pris pour une étrangère. Je fus frappé de la beauté de ses yeux et de son regard ; je ne pouvais me rendre compte de ce que j’éprouvais, mais il est