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la mode, et il lui demanda la permission de la voir chez elle, mais, soigneux de ménager les susceptibilités impériales, il n’y alla que le matin, aux heures moins observées, où il n’y devait trouver que peu de monde et de plus indifférens visiteurs.

Un plus grand seigneur que M. de Metternich, un neveu du grand Frédéric, le prince Auguste de Prusse, frère du roi Frédéric-Guillaume III, alors régnant à Berlin, alla, pour Mme Récamier, beaucoup plus loin que les plus compromettantes visites. Fait prisonnier en 1806, au combat de Saalfeld, quelques jours avant la bataille d’Iéna, il avait accepté à Coppet l’hospitalité que lui avait offerte Mme de Staël. Il y devint éperdument amoureux de Mme Récamier, au point de la presser avec passion de l’épouser, en rompant par le divorce son mariage avec M. Récamier. Touchée, flattée, peut-être un peu émue, Mme Récamier hésita, promit, écrivit même à M. Récamier, qui, en se montrant prêt à consentir si elle insistait, lui fit d’honnêtes, sensées et affectueuses représentations. Mme Récamier prit la bonne résolution ; mais elle eut le tort de laisser le prince Auguste dans une incertitude qu’elle-même ne ressentait plus : il lui en coûtait évidemment beaucoup, moins de renoncer à la brillante situation qui lui était offerte que de mettre fin au triomphe prolongé que lui valait cette passion quasi royale, naïve et exaltée comme le premier amour d’un jeune étudiant. Quatre ans après seulement, elle ôta au prince Auguste toute espérance : il lui demanda de la revoir encore une fois ; elle y consentit, et lui donna rendez-vous à Schaffhouse, dans l’automne de 1811. Il y vint et ne l’y trouva pas. « Des circonstances plus fortes que la volonté humaine ne permirent point, disent les Souvenirs, que l’entrevue projetée se réalisât ; l’exil frappa Mme Récamier à son arrivée à Coppet. » J’ai peine à comprendre comment un exil prononcé en France empêchait une course rapide en Suisse, de Coppet à Schaffhouse, et j’incline à penser que Mme Récamier, un peu embarrassée de l’entrevue, saisit, avec une insouciance un peu dure, un prétexte pour s’y soustraire. Quoi qu’il en soit, le prince Auguste ressentit vivement ce mécompte ; il écrivit à Mme Récamier : « Je ne puis concevoir que, ne pouvant ou ne voulant pas me revoir, vous n’ayez pas même daigné m’avertir et m’épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues, » et à Mme de Staël : « J’espère que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans. » Il n’en guérit point, et plus de trente ans après, trois mois avant sa mort, il écrivait encore à Mme Récamier : « L’anneau que vous m’avez donné me suivra dans la tombe. » Singulier exemple d’une égale persévérance dans la coquetterie et dans la passion !

Je laisse là les princes pour les artistes. Le premier des sculpteurs