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Qui expliquera ce charmant et salutaire empire ? Par quels mérites ou par quel art une femme a-t-elle pu acquérir et garder toute sa vie tant d’amis, des amis si divers et plusieurs si éclatans, très inégalement aimés d’elle, et tous contens ou résignés à se contenter de la part qu’elle leur faisait, vivant tous en paix autour d’elle, comme un petit peuple de croyans fidèles, heureux d’adorer ensemble leur commune idole ?

Quelle serait à cette question, si elle lui était posée avec pleine connaissance des faits et des personnes, la réponse de La Rochefoucauld, de ce moraliste pénétrant et sec, si habile à démêler les mauvais secrets de l’âme humaine, et à chercher dans ce qui se cache le mobile de ce qui se montre et l’explication de ce qui se voit ?

La Rochefoucauld verrait, je crois, dans Mme Récamier, une grande, spirituelle, aimable et très habile coquette, une coquette à la fois conquérante et prudente, insatiable dans sa soif d’hommages et d’adorateurs, consommée dans l’art de mesurer, de distribuer et d’approprier convenablement ses grâces et ses amitiés, et mettant sa vanité à garder les titres de ses conquêtes aussi bien qu’à les acquérir ; bien plus aimée quelle n’aimait ; puissante sur tous ceux qui l’aimaient parce qu’elle ne se donnait à aucun, et les conservant tous parce que nul ne pouvait se vanter de la posséder : vraie reine de salon, dans sa petite chambre de l’Abbaye-aux-Bois comme dans son hôtel de la Chaussée-d’Antin ; reine charmante, mais bien plus reine que femme ; sans mari, sans enfans, sans amant ; isolée au milieu d’admirateurs passionnés, d’amis fidèles et de serviteurs dévoués ; trop aimable avec tous pour être avec tous également sincère ; lasse peut-être quelquefois des soins que lui coûtait son empire, mais probablement contente, à tout prendre, de son sort, car il était en harmonie avec sa nature, et telle qu’elle-même l’avait fait.

Je ne pense pas que ce soit là de Mme Récamier une explication suffisante ni satisfaisante : quelle fût coquette et habile, et d’un cœur plus ambitieux de triomphe et d’adoration que passionné, cela est clair ; mais des vérités partielles ne sont pas la vérité, et des traits ne font pas un portrait. Les grandes, belles, spirituelles, aimables et froides coquettes ne sont pas très rares ; mais ni leur beauté, ni leur agrément, ni leur habileté ne leur valent la situation et la destinée de Mme Récamier. Je n’ai point été de son intimité ni même de sa cour ; je la vis pour la première fois en 1807 chez Mme de Staël, au château d’Ouchy, près de Lausanne ; elle était alors dans tout son éclat et au moment de l’un de ses plus brillans triomphes ; le prince Auguste de Prusse l’assiégeait de ses instances passionnées. Je la trouvai très belle, plus encore parce que tout le monde le disait que par ma propre impression : il y avait, à mon goût, dans sa beauté plus de charme que de grandeur, et pas assez