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portai dans sa chambre. Hope courait déjà le village pour chercher le médecin, et les domestiques se hâtaient de préparer un bain de pieds camphré, par l’ordre de M. Butler.

Celui-ci était donc seul auprès de nous, lorsque j’éprouvai la plus étrange surprise de ma vie. Par une inexplicable inspiration de cœur, au moment où je déposais miss Love sur le sofa de sa chambre, et où j’avais encore la figure penchée vers elle, elle me prit la tête dans ses deux mains, et appliqua un gros baiser franc et sonnant sur ma joue, en riant comme une folle.

Je restai pétrifié d’étonnement, et M. Butler tomba dans une espèce d’extase assez plaisante, comme si, à l’aspect d’une dérogation aux lois de la physique, il se fût méfié d’une erreur de ses sens.

— Eh bien ! dit Love riant toujours, ça l’étonne beaucoup que je l’embrasse, et vous aussi, cher père ? Mais réfléchissez tous les deux. Que puis-je faire pour remercier ce pauvre homme, qui succombe sous la fatigue de me porter, c’est-à-dire de m’avoir portée là-bas, où il risquait de tomber mort en arrivant ? Quand nous lui aurons donné beaucoup d’argent pour sa femme et ses enfans, serons-nous quittes envers lui ? Eh bien ! moi, je pensais à cela tout à l’heure, et je me disais : Quand on s’oblige ainsi les uns les autres, on redevient réellement ce que le bon Dieu nous a faits, c’est-à-dire frères et sœurs, et je veux traiter Jacques comme mon frère, au moins pendant une seconde. Je lui dirai le mot qui résume toute amitié et toute parenté, et ce mot sans paroles, c’est un baiser. Comprenez-vous, Jacques ? et me blâmez-vous, mon père ?

— Vous avez raison, ma fille chérie, répondit M. Butler ; votre âme est différente de celle des autres ! Allez, mon cher Jacques, et à revoir ! Vous pourrez dire à votre femme que vous avez été béni par une sainte, car, voyez-vous, cette fille a vingt et un ans, et, sauf mon fils et moi, elle n’avait jamais embrassé aucun homme. Elle n’a pas voulu se marier, afin de rester la mère de son frère. Vous avez donc reçu son premier baiser, et c’est celui de la charité chrétienne.

— Que cela vous porte bonheur, bonne demoiselle ! dis-je à Love ; puissiez-vous vous raviser et trouver un bon mari plus beau que moi, que vous embrasserez avec moins de charité et plus de plaisir !

— Il a de l’esprit, dit en anglais Love à M. Butler, pendant que, pour les écouter, je me débarrassais lentement des objets contenus dans la sacoche de Hope.

— Et puis, répondit M. Butler en souriant, il ressemble à quelqu’un que nous connaissons !

Hope arriva avec le médecin des bains, qui constata une simple entorse, prescrivit le repos pour quelques jours, et permit tout au