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choir à des odalisques dégradées. Un homme de cœur et d’esprit veut vivre avec son égale, la respecter comme sa mère ou comme sa sœur, en même temps que la chérir comme sa femme. Il veut être fier d’elle, et il me semble, à moi, que si j’avais des enfans d’une idiote, je me ferais reproche de les avoir mis au monde, tant je craindrais qu’ils ne fussent idiots !

La langue du bon Junius s’était déliée sous l’empire d’une honnête conviction. Love l’écoutait attentivement. — Vous avez raison, reprit-elle, cela devrait être ainsi ; mais cela n’est pas ainsi, mon cher monsieur Black. Il y a et il y aura longtemps encore un préjugé contre les femmes qui ont reçu de l’instruction et à qui l’on a appris à raisonner leur devoir. Moi, si j’étais homme, il me semble bien que j’aurais plus de confiance en celle qui saurait pourquoi il faut aimer le vrai, le beau et le bien, qu’en celle qui suit machinalement et aveuglément les chemins battus où on l’a poussée sans lui rien dire de sage et de fort pour l’y faire marcher droit ; mais je me trompe probablement, et vous vous trompez vous-même, parce que vous vivez sans passions. Les préjugés sont plus puissans que la raison ; on veut que la femme aimée soit une esclave par l’esprit et par le cœur, on tient même plus à cela qu’à sa fidélité et à sa vertu, car je sais des hommes qui ont l’air de vouloir être trompés, tant ils le sont, mais qui se déclarent satisfaits par l’apparente soumission morale et intellectuelle dont on les berne.

— Ajoutez à cela, continua Love avec vivacité, que l’homme très passionné est porté plus que tout autre au despotisme de l’âme, et qu’il aime à s’exagérer, pour s’en effrayer et s’en offenser, la capacité d’une femme tant soit peu cultivée. Il ne lui accorde plus ni candeur, ni modestie ; il s’imagine qu’elle est vaine. Il ne se dit pas, ce qui est pourtant une vérité banale, que l’on n’est jamais supérieur en tous points, quelque sage que l’on soit, à une personne raisonnable ordinaire. Je ne parle pas des exceptions, à qui la nature et l’éducation ont tout refusé, mais je suppose une comparaison entre M. de La Roche et moi, par exemple ! Eh bien ! je me dis qu’à certains égards j’en sais peut-être plus que lui, sans avoir le droit d’en être fière, puisque je suis sûre qu’à d’autres égards il en sait certainement plus que moi. Je n’ai jamais compris la rivalité entre les gens qui peuvent s’estimer et se comprendre. Si celui-ci a plus d’ardeur dans la pensée et de nerf dans la volonté, celui-là a plus de prudence dans le caractère ou de charme dans la douceur des relations. Des êtres tout semblables les uns aux autres feraient un monde mort et une société inféconde, et les affections les plus vives sont celles qui compensent leurs contrastes par des équivalens. C’est un lieu commun de dire que les extrêmes se touchent, que