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— Le pourrons-nous, ô ma belle guerrière !

— Oui, mon cher Otello. nous le pourrons, parce que nous avons cultivé notre esprit, notre raison, notre volonté par conséquent, et qu’au lieu de les négliger, nous allons nous aider l’un l’autre à les cultiver toujours davantage. Tout ce que nous donnerons de lucidité à notre intelligence nous sera rendu en confiance, en adoration réciproque par notre cœur assaini et renouvelé… Tenez ! avouons-nous une bonne fois que depuis cinq ans nous avons du dépit l’un contre l’autre, et que, si ce mauvais sentiment a donné de l’excitation à notre amour, il lui a ôté de sa candeur et de sa sainteté. Ce que nous avons éprouvé tous les deux la nuit dernière, cette espèce d’hallucination douloureuse, c’est la voix du remords qui parlait en nous, et peut-être aussi l’avertissement de la Providence, qui nous disait à chacun : « Ne tremble pas, mais veille ! Voilà le malheur dans la passion. Contemple ce tableau effrayant, et souviens-toi que la passion est une chose sublime qu’il faut préserver, défendre, épurer sans cesse. C’est l’œuvre de toute la vie, c’est le mariage. Tu n’es sans doute pas assez fort pour répondre, en ce jour de trouble, de la force de ta vie entière ; mais crois à la force qu’on acquiert en la demandant à la raison, à la vérité, à la force même, c’est-à-dire à Dieu. »

— Ma bien-aimée, lui répondis-je, vous êtes dans le vrai, je vous comprends enfin, et je m’explique votre énergie, votre patience et votre sérénité dans le sacrifice. Vous n’êtes pas une femme savante, vous êtes une âme véritablement religieuse, véritablement éclairée d’en haut. Eh bien ! je sens que nous pouvons nous aider mutuellement, et que nos volontés, réunies et dirigées vers un but commun, peuvent arriver au miracle de l’amour inébranlable et du bonheur sans orages. C’est dans cette union de deux âmes sœurs que Dieu a caché le secret d’une telle victoire sur le démon.
Cet entretien laissa en nous des traces si profondes que, depuis dix ans, nous sommes heureux, ma sainte femme et moi, sans qu’aucune de nos appréhensions se soit réalisée, sans que nous ayons eu de grands efforts à faire pour les éloigner, et sans que la satiété se soit annoncée par le plus léger symptôme de refroidissement ou d’ennui.

Si ce bonheur est un peu mon ouvrage, je dois dire qu’il est beaucoup plus celui de Mme  de La Roche. Plus ferme à son poste et plus attentive que moi, elle sait prévoir avec une admirable délicatesse les occasions ou les prétextes que l’ennemi pourrait prendre pour s’insinuer dans notre sanctuaire. Cet ennemi, ce démon, elle le définit très bien en disant que c’est une fausse vue de l’idéal, un