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et de décadence. L’empire ne subsiste plus que par un reste de tradition. Quel avantage l’Europe trouverait-elle à précipiter la chute de ce vieil édifice en le sapant par la révolution et par la guerre ? Ses comptoirs déjà prospères, ses églises naissantes, ses consulats demeureraient écrasés sous les débris. Et, que l’on veuille y réfléchir, combien de temps, d’embarras, de sacrifices de toute nature ne coûterait pas l’immense entreprise d’une lutte en règle engagée au nom de la civilisation européenne contre la civilisation orientale ! Il faut donc laisser aux choses leur cours naturel, et garder, en l’améliorant par degrés, la position acquise, sans prétendre imposer toutes les règles de notre droit international, toutes nos idées et tous nos grands mots à un gouvernement qui, dans sa conviction sincère, risquerait le suicide en les subissant.

Ces réflexions sembleront peut-être tardives au moment où la France et l’Angleterre combinent à grands frais une expédition contre la Chine. Il eût été difficile de les exprimer plus tôt, la publication des documens qui les ont inspirées étant toute récente ; elles ne se trouvent pas d’ailleurs en contradiction avec la politique présente des deux gouvernemens alliés. Une escadre anglaise et une frégate française ont été repoussées de l’embouchure du Pei-ho. Nous devons venger notre pavillon et les quelques vaillans matelots qui sont tombés au pied des forts de Takou, comme si la nation entière avait été insultée et frappée. Ce n’est là qu’un sentiment très simple, un instinct de l’honneur, tel que l’éprouve toute âme européenne, et pourtant les Chinois auront bien de la peine à nous comprendre. Nous allons donc au Pei-ho, nous y apparaîtrons avec des forces relativement imposantes ; les drapeaux de la France et de l’Angleterre flotteront sur les forts chinois, ils reverront Tien-tsin, peut-être voudra-t-on les porter plus loin ! .. Mais cette guerre aboutira à de nouveaux traités, et alors il ne sera pas inutile de se souvenir, dans l’enivrement de la victoire et en face de mandarins éperdus, que, même en Chine, le droit de la force a ses limites, que le vainqueur est ténu d’avoir égard à la situation du vaincu, que la saine politique, d’accord avec l’honneur, conseille de ne point porter le coup mortel à l’ennemi qui demande grâce, enfin que l’on ne gagne rien à imposer à un gouvernement, quel qu’il soit, des conditions de paix qui le provoquent à une nouvelle guerre. C’est la conclusion que l’on peut tirer de la correspondance diplomatique de lord Elgin.


C. LAVOLLEE.