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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/629

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Quelque chose cependant m’avait frappé plus que la nature, c’est la vue d’un peuple qui se forme. Trop clair-semée sur une vaste étendue de pays, composée de races qui ne sont point encore parfaitement fusionnées, la population néo-grenadine n’a pu jusqu’à ce jour se disposer que par groupes épars, embryons d’importantes cités futures ; dans ces groupes, on peut néanmoins reconnaître déjà de précieux élémens qui se dégageront, sans trop de peine, il faut l’espérer, d’une fermentation passagère. Si les nations ressemblent toujours à la nature qui les nourrit, que ne devons-nous pas espérer de la Nouvelle-Grenade, ce pays où se rapprochent les deux Océans, où se trouvent superposés tous les climats, où croissent tous les produits, où s’unissent dans une même race intelligente et fière le nègre de l’Afrique, le rouge de l’Amérique, l’homme blanc de l’Europe ! Sans nous dissimuler ce qu’il y a encore d’imparfait, de confus dans cette société naissante, il faut savoir discerner ce qui s’offre en même temps de fécond et de durable. Telle est l’impression sous laquelle je recueille des souvenirs qui conduiront d’abord le lecteur sur les côtes de la république grenadine, puis dans une des régions montagneuses où se cachent les germes de sa prospérité future.


I

Roulé dans une voile et le front caressé par le vent léger qui effleurait la mer, j’attendais, sur le gaillard d’avant du steamer Philadelphia, que les premières lueurs de l’aube éclairassent les montagnes de Portobello. Depuis quelques heures déjà, mes yeux étaient fixés à travers l’obscurité sur l’horizon noir, çà et là constellé ; enfin les étoiles s’éteignirent l’une après l’autre, le vague scintillement de la voie lactée s’effaça, et le reflet de l’aurore se déploya du côté de l’occident comme une vaste tente blanche au-dessus des montagnes. La masse des sierras était encore plongée dans l’ombre, mais graduellement la lumière descendit le long des versans et colora d’une teinté d’azur les cimes les plus lointaines, montrant sur les escarpemens plus rapprochés les forêts étalées comme un splendide manteau de verdure, et mêlant quelques lueurs roses à la couche des brouillards qui reposaient au-dessus du rivage entre la mer et le pied des collines. Bientôt ce voile de vapeurs se déchira, dispersa ses lambeaux au hasard autour des récifs et sur la surface des flots, et nous pûmes voir la vaste baie d’Aspinwall ou Navy-Bay mollement épanouie entre les deux promontoires verdoyans de Onagres et de Limon. En même temps, les rayons du soleil levant glissèrent obliquement sur les vagues, et, ne frappant que leurs crêtes,