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yuccas[1] cuites sous la cendre, des restes de poisson, une bouteille de chicha, et, faisant passer la calebasse à la ronde, ils m’invitèrent généreusement à partager leur frugal repas. Ensuite l’un de mes amphitryons retourna du bout de sa perche des poissons morts qui surnageaient en grand nombre dans le sillage, et, rejetant avec dédain ceux dont la tête était déjà zébrée de lignes jaunes, il hissa les autres au moyen d’un petit crochet, et les mit soigneusement en réserve pour le dîner commun.

Le festin achevé, les sambos s’appuyèrent de nouveau sur leurs perches, et, recommençant leur cantilène, réussirent à frayer une voie au bongo à travers les roseaux et les plantes aquatiques de toute espèce qui obstruaient l’entrée du Cano-Hondo. Ce canal, s’étendant en droite ligne sous la forêt comme une large avenue, est profond de plus de six mètres, et les perches des sambos pouvaient à peine en atteindre la vase ; heureusement l’eau, soulevée par un dernier effort de la marée, était animée d’un léger courant et poussait le bongo devant elle. Les grands arbres rejoignaient leurs cimes touffues au-dessus de nos têtes ; de longues lianes vertes, suspendues aux branches, trempaient dans l’eau du courant et se balançaient mollement au gré de chaque remous ; des roseaux, des feuillages et des fleurs, arrêtés par les racines des arbres sur les bords du caño, oscillaient lentement comme des îles fleuries. Les vautours, perchés sur les troncs pourris, nous regardaient passer, fixant sur nous un œil dédaigneux. À l’avant du bongo, les quatre athlètes dessinaient leurs formes musculeuses sur le vert sombre de la forêt. Parfois un rayon de soleil descendu de la voûte recouvrait les eaux, les lianes et les troncs d’arbres de son éblouissante lumière.

Après le Caño-Hondo, notre bongo traversa des marécages dont l’eau est tellement chargée de débris végétaux, qu’en certains endroits elle est devenue une vase fluide où le bateau creuse un profond sillon en soulevant des bouffées d’une odeur pestilentielle ; puis vinrent d’autres caños aux bords fangeux, où seuls les crocodiles et les tortues peuvent se hasarder sans crainte, où l’homme laissé sans secours, ne voyant autour de lui que l’eau, la fange et les reptiles, serait immédiatement frappé de désespoir. Cette nature inhospitalière me faisait frémir, et je désirais avec impatience respirer un air moins chargé de miasmes funestes, apercevoir une motte de terre sur laquelle je pourrais mettre le pied en sûreté. Enfin nous rencontrâmes un étroit canal creusé de main d’homme dans un terrain élevé de quelques pouces au-dessus de la ligne des inondations : il me sembla que l’air devenait plus pur, et je me

  1. Yucca, racine du manioc, jatropha manihot.