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n’a aucune dévotion, ni pour lui, ni pour personne, et reste aussi indépendante du clergé que des philosophes. Dans les discussions où elle s’engage aisément, elle est très ardente, et cependant presque jamais dans le faux ; son jugement sur chaque sujet est droit, et elle se trompe sur chaque point de conduite, car elle est tout amour et tout aversion, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, s’inquiétant toujours qu’on l’aime, qu’on s’occupe d’elle, et violente ennemie, mais franche. Privée de tout autre amusement que la conversation, la solitude lui est insupportable, ce qui la met à la merci des premiers venus qui mangent ses soupers, la haïssent parce qu’elle a cent fois plus d’esprit qu’eux, ou se moquent d’elle parce qu’elle n’est pas riche… » Ainsi la peint Horace Walpole en l’opposant à Mme Geoffrin, cette autre gouvernante plus bourgeoise, plus grave et plus grondeuse du monde et des lettres.

On a cru longtemps que cette brillante femme n’était qu’un cœur léger et sec à l’abri de toute émotion sérieuse, un esprit dangereusement clairvoyant et d’une malignité implacable pour ses ennemis et pour ses amis. On ne se souvenait peut-être que de ses galanteries ou du portrait incisif et violent qu’elle a laissé de Mme Du Châtelet : « Représentez-vous une femme grande et sèche… » C’est bien, il est vrai, une nature formée dans l’atmosphère du XVIIIe siècle, légère, inconstante, dénuée de scrupules, n’ayant à peu près aucune notion des choses élevées de ce monde, et n’ayant d’autre mobile que le plaisir. De quoi la voyez-vous toujours occupée ? Elle prodigue son activité à savoir comment elle passera son temps, qui elle réunira le soir, de quelle façon elle arrangera ses soupers. Sa grande affaire est le choix de sa compagnie et la poursuite de la distraction. « Du sein de ces frivolités cependant se dégage je ne sais quelle amertume et comme l’impression douloureuse du vide d’une telle existence. Dans les révélations que Mme Du Deffand a laissées d’elle-même, on voit apparaître une femme qui, à travers les futiles dissipations, a l’inquiétude d’une nature morale inassouvie et parfois de surprenantes curiosités de l’inconnu. « Ce que je voudrais savoir, dit-elle, c’est ce que personne ne peut m’apprendre, ni vous ni qui que ce soit sur la terre… » Ses jours sont remplis, ils ne sont pas occupés ; elle dissipe sa vie sans en jouir ; on le lui dit, elle se le dit à elle-même sous toutes les formes, et elle ne peut se guérir du dégoût ; elle a ce que la duchesse de Choiseul a plus tard appelé, en la caractérisant, « la profondeur du sentiment dans l’ennui. » — « La vie m’ennuie, écrit-elle à tout instant ; rien ne réveille mon âme, ni conversation, ni lecture… Je m’ennuie du besoin que j’ai de la société et des soins qu’il faut se donner pour s’en procurer.. ; » Ce n’est pas une maladie née chez elle uniquement de l’âge et d’une cruelle infirmité ; elle est inhérente à cette organisation à la fois frivole