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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/699

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peine quelque billet bien insignifiant ; mais il est partout dans ces pages, où se reflètent les émotions de la chute du ministre, les inquiétudes ou les plaisirs de ce fastueux exil. En général on distingue dans ces lettres, dès les premiers momens, le désir d’attirer l’opinion, d’entretenir l’intérêt autour de M. de Choiseul, la peur de l’oubli, d’un trop prompt oubli, et une certaine inquiétude de nouvelles rigueurs. — « Je crains tout, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte, » dit plaisamment l’abbé Barthélémy. Mme Du Deffand surtout s’effraie souvent de l’affluence des visiteurs à Chanteloup ; elle suit avec anxiété le mouvement des choses à Paris et à Versailles, et elle redoute quelque vengeance plus complète de la favorite et des maîtres du jour, exaspérés par ces démonstrations qui ont tout l’air d’une bravade. C’est la duchesse de Choiseul qui a le courage du lion, selon le mot du grand abbé, et qui soutient cette situation avec une gracieuse fierté. « Que voulez-vous donc que l’on nous fasse encore ? Le roi ne frappe pas à deux fois. C’est une des raisons pour lesquelles cet exil est heureux, et il l’est à tous égards. Les scélérats qui ont eu le crédit de l’obtenir pouvaient peut-être dans le moment faire pis. Je me trouve bien heureuse d’en être quitte à si bon marché, et croyez qu’à présent ils ont trop à faire entre eux pour penser encore à nous longtemps. La terreur a gagné nos amis au point qu’il y en a qui craignent que l’intérêt public même n’aigrisse contre nous. Je crois bien qu’il aigrira ; mais en même temps, si on voulait nous faire plus de mal, ce serait lui qui retiendrait. Qu’on le laisse donc aller cet intérêt, il est trop flatteur pour nous en priver. Qu’on le perpétue, s’il est possible ; il assure la gloire de mon mari, il le récompense de douze ans de travaux et d’ennuis, il le paie de tous ses services ; nous pouvions l’acheter encore à plus haut prix, et nous ne l’aurions pas cru trop payer par le bonheur immense et d’un genre nouveau dont il fait jouir… »

Quant à M. de Choiseul lui-même, que fait-il ? Il se laisse aller volontiers à toutes les ovations qui vont le chercher dans son exil. Il se fait ou il a l’air de se faire avec la meilleure grâce du monde gentilhomme campagnard. Il bâtit des fermes et défriche des terres, il achète des troupeaux. Puis quoi encore ? Il fait de la tapisserie. N’allez pas dire que le grand-papa soit malade, écrit la duchesse de Choiseul ; on croirait qu’il a la maladie des ministres, et on ne peut en être plus éloigné qu’il ne l’est. Ne pensez pas qu’il soit ici sans occupation : il s’est fait dresser dans le salon un métier de tapisserie, auquel il travaillait, je ne puis dire avec la plus grande adresse, mais du moins avec la plus grande ardeur, quand la petite maladie est venue interrompre le cours de ses travaux. Malgré cet excès de zèle, je doute cependant qu’il devienne jamais aussi grand