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sans avoir le plus petit démêlé. Une fois seulement, après avoir pris du tabac, je voulais éternuer : elle me fit manquer mon coup. De dépit, je pris un chandelier et lui cassai la tête. Elle mourut un quart d’heure après. Voilà le seul différend que nous ayons eu ensemble. » Arlequin est moins méchant ; il a même commencé par être un niais, un sot dont on se moquait, un balordo affatto ; son costume bariolé témoignait de sa misère. Plus tard, il a laissé à Pierrot son héritage de horions et de balourdises et s’est rappelé qu’il était le petit-fils de Mercure. Il est devenu fin, spirituel et diseur de bons mots ; il est l’amant de cœur de Colombine. Cependant toute gloire se perd : en Italie, il est relégué parmi les marionnettes ; en France, ce n’est plus qu’un mime de tradition.

Venise, où vécurent et brillèrent les poètes Calmo et Baffo, Gritti et Lamberti, Goldoni et Gozzi ; Venise, le foyer le plus littéraire de la commedia dell’arte, revendique comme sien le type le plus fécond en incidens comiques, le type de la dupe par excellence, Pantalon. Pantalon est l’anneau du milieu de cette longue chaîne de Gérontes qui commence au Pappus des Atellanes, se continue par le Philocléon d’Aristophane, le Déménète de Plaute et se termine par les Pasquale, Cassandre, Pandolphe, Orgon, Gorgibus, Harpagon, Sganarelle. La destinée de ce vieillard asthmatique, ladre, crédule et libertin, est d’être incessamment raillé, incessamment trompé. Ses filles sont coquettes, ses fils le volent, ses valets le dupent, les soubrettes le bernent. Est-il né à Bisceglia : les Napolitains, que son patois réjouit fort, lui font porter une perruque rousse ornée d’une queue en salsifis et l’appellent Cucuzziello (cornichon). On connaît le Cassandre français avec sa trogne rubiconde barbouillée de tabac et ses petits yeux enfoncés dans de gros sourcils. Voici comment l’un de ces vieillards insensés traduit parfois son naïf patriotisme. Regardant avec Arlequin des vaisseaux qui entrent dans le port : « Que disent les gens qui montent celui-ci ? demande-t-il. — Ils disent : Yes, yes. — Ce sont des amis. Et cet autre ? — Ils disent : Oui, oui. — Ce sont aussi des amis. Et ce troisième ? — Ceux-là disent : la, ia, — la ! ia ! Ce sont des porcs ! » — Le favori du public romain est aujourd’hui Cassandrino, petit vieillard élégant et propret, aimable et fin, avec le cœur crédule des vieux garçons. Se marie-t-il à quelque Babet, le titre qu’il prend alors à Sganarelle n’a plus rien d’imaginaire.

Mais quels sont ces gens qui viennent de Naples et s’avancent « d’un pas mustaphique, c’est-à-dire cheminant superbement les mains sur les costés, comme pots à anses, dédaignant moustachiquement tout ce qu’ils rencontrent[1] ? » À ce pourpoint rouge et jaune, à ce manteau barbelé, à ce chapeau de feutre roux surmonté d’une plume de coq rouge, à ce nez d’aigle, à cette rapière, à ces vastes bottes enfin, reconnaissez Spavento, Matamores et Fracasse, braves à trois poils, qui reçurent dans un endroit où il faisait fort chaud cette furieuse blessure vous savez où. Ils ont pour aïeul le général Bombomachides, petit-fils de Neptune. Ils mangent quelquefois comme Gargantua et sont plus souvent rossés comme Pierrot ; mais ils sont magnanimes et pratiquent volontiers l’oubli des injures. « Ils m’ont bien battu, mais je

  1. Œuvres de Tabarin.