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femme et la regrette, vient la trouver et lui tient simplement ce langage : « Viens-t’en avec moi, sœur de ma foi, et je te tiendrai encore pour bonne et chère, comme tu l’étais auparavant. — Bonsoir, me voici, puisque tu m’as demandée. Comment te portes-tu ? Tu te portes bien ? — Moi ? bien, et toi ? — Avec l’aide du ciel. Je ne me trouve cependant pas trop bien, si tu veux que je te dise la vérité. Je suis assommée de ce vieillard ! Il est à moitié malade, il tousse toute la nuit à m’empêcher de dormir. À toute heure, il vient et revient me chercher pour me tourmenter, me prendre dans ses bras et m’embrasser. — Eh bien ! dis-moi, ne veux-tu pas retourner dans ta maison, ou veux-tu rester ici avec ce vieux, dis ? — Moi, je voudrais bien revenir, mais lui ne le veut pas. Il ne veut pas non plus que tu viennes ici. Si tu savais les attentions qu’il a pour moi, les caresses, qu’il me fait ! Par la fièvre ! il me veut joliment du bien, et j’ai grandement du bon temps avec lui. — Mais qu’importe qu’il ne veuille pas, si tu veux, toi ? Je vois bien le manège : tu ne le veux pas non plus, et tu me contes quelque mensonge. Eh ! dis ? — Que te dirai-je ? Je voudrais et je ne voudrais pas (vorràe e si no vorràe ). »

Cette scène de Ruzzante rend d’une manière bien pénétrante d’une part l’égoïste coquetterie innée aux plus misérables filles d’Eve, de l’autre cette douleur naïve et hébétée, ce regret, ce dévouement, ce pardon tacite où se condensent évidemment dans leur état embryonnaire tous les sentimens de l’homme. Si une pareille douleur fait avec la dignité et la morale des compromis dont la conscience ne peut plus rougir, comme la pente vers le meurtre devient facile ! Le drame se complète par un monologue où les indécisions et les désespoirs de la créature qui n’a que des instincts sont exprimés dans leur véritable langage. Bilora attend messer Andronico devant sa maison. Le tuera-t-il ? ne le tuera-t-il pas ? Écoutons-le. « Ce vieux a ruiné ma vie. Il vaudrait mieux qu’il fût mort et mis en terre. Si j’en croyais ma rage, je l’y aiderais bien. J’y pense ! quand il sortira de chez lui, je lui dirai son fait, et le malmènerai si bien qu’il en tombera tout de suite par terre, et alors, moi de taper dessus, en long, en travers, à lui faire sortir les tripes et la vie. Oui, mais il criera de peur, si je fais ainsi… Il vaut mieux procéder comme les soldats espagnols, il n’aura pas le temps de dire huit paroles. Tirons un peu mon coutelas de sa gaine ; voyons si la lame en est luisante. Par le cancre ! elle ne l’est guère, il n’en aura pas trop peur ; mais moi, Bilora, je saurai bien lui dire des injures épouvantables. Vieux maudit ! puisses-tu venir vite ! Je te veux d’abord enlever la peau des reins, et je te mène et je t’en donne tant et tant que je t’aurai bientôt tué ! Je lui prendrai ses vêtemens, je les emporterai, et pour n’avoir pas à craindre les dépositions, je les vendrai, ainsi que mon manteau, pour acheter un cheval et m’en aller bien loin. Je me ferai soldat, je vivrai dans les camps, parce que maintenant j’ai horreur de ma maison. Je la cède à qui la veut. Ah ! que je voudrais qu’il sortît ! Chut ! le voici !… le voilà sorti ! Le moment est bon, pourvu qu’il ne vienne personne. Il vient ! Ah ! maintenant il ne m’échappera plus ! »

En dehors des souvenirs de la représentation, la commedia dell’ arte n’a cependant laissé dans la littérature italienne aucun de ces monumens durables