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anglais, aux eaux de certains lacs et surtout aux eaux de la mer, qui, sans lui, ne seraient plus depuis des milliers de siècles qu’un foyer de corruption. C’est aussi à titre de condiment que le sel joue un rôle suprême dans l’alimentation publique. L’usage de cette substance à la fois naturelle et artificielle répond chez les peuples civilisés au sentiment de la prévoyance. Tandis que le sauvage gorgé de viandes laisse perdre autour de lui le superflu de sa chasse, quitte à mourir de privation et de besoin quelques jours après, l’homme des sociétés domine le hasard en conservant ses provisions. Il n’y a peut-être pas de nation au monde qui soit plus tributaire du sel que la Grande-Bretagne : il est facile de s’en convaincre, si l’on réfléchit à l’étendue de ses relations maritimes, à ses colonies, à ses postes militaires, jetés sur des côtes et des rochers stériles jusqu’aux extrémités du monde habitable. La même substance qui entre les mains de la nature a servi à confire les mers, to pickle the Ocean, sert aujourd’hui, entre les mains de l’homme, à sillonner la surface de l’abîme. Sans l’usage des viandes salées, on n’aurait jamais pu entreprendre les voyages de long cours, et certains vaisseaux anglais qui naviguent jusqu’à trois et quatre années de suite dans des mers désertes manqueraient des moyens de ravitailler leurs équipages. Le bon marché et l’abondance de ce condiment ont imprimé aux pêcheries britanniques un développement qui défie toute rivalité. La Hollande elle-même a dû baisser pavillon devant les filets de l’Angleterre[1]. L’agriculture tire de son côté une partie de ses richesses de l’énorme quantité de viandes salées que la Grande-Bretagne consomme ou exporte jusqu’aux extrémités du monde. L’art des saumures est porté dans tout le royaume-uni à un haut degré de perfection. Il est pourtant vrai de dire que le meilleur sel pour conserver les viandes et les poissons ne s’extrait point des sources ni des mines du Cheshire, mais des salines du continent, où le soleil fait l’office de chaudière. Les Anglais importent en vue de ces préparations alimentaires trois ou quatre cents boisseaux de sel par an qu’ils tirent des côtes de l’Espagne ou du Portugal. Le sel d’ailleurs ne s’applique point seulement aux usages de la vie domestique : on se sert de cette substance dans les manufactures pour composer un grand nombre de produits chimiques et de drogues médicinales ; il paie un tribut aux arts en entrant dans la préparation d’une certaine couleur jaune, painter’s patent yellow ; il concourt à la fabrication du verre, à la vernissure des poteries, au blanchissage des toiles ; on l’emploie aussi à tremper l’acier et à rendre le

  1. Je parle au point de vue du bon marché des produits, non au point de vue de la qualité.