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Et la veille encore elle se fût trouvée heureuse d’être la femme du jeune métayer !… Cette pensée lui fit monter la rougeur au front, et elle s’empressa de la rejeter bien loin, comme une pensée d’orgueil. — Pauvre Louis, songeait-elle, en m’épousant il se fût abaissé ! Qu’étais-je hier, que suis-je encore aujourd’hui ? Si tout cela était un rêve, si Louis avait ainsi parlé pour m’éprouver… Oh ! non, je ne serai jamais que l’orpheline de La Gaudinière, et demain je retournerai aux champs par ces mêmes sentiers que je foule depuis mon enfance…

Se parlant ainsi à elle-même, Marie arriva devant la métairie de La Gaudinière. La métayère préparait le souper, et ses trois jeunes fils, de retour du village, venaient de quitter leurs habits du dimanche pour vaquer aux travaux du soir. L’un portait de grandes brassées de foin dans la crèche, l’autre conduisait les troupeaux à l’abreuvoir, le troisième ramenait au grand trot du pâturage la jument blonde suivie de son poulain. Ils s’étonnaient tous de l’absence de leur aîné, qui d’ordinaire rentrait le premier au logis. La mère de famille, la vieille Jacqueline, jetant un regard sérieux sur le visage troublé de Marie, lui demanda vivement : — Où donc est Louis ?

— Je l’ai vu qui revenait du bourg derrière moi, répondit la jeune fille en se détournant pour cacher son émotion ;… il a pris à travers les prés…

— Il y a quelque chose là-dessous, murmura la métayère.

— Il n’y a rien du tout, répliqua sèchement Marie.

— Ah ! il n’y a rien du tout, reprit la mère de famille en élevant la voix !… En vérité, Marie, on dirait que tu t’ennuies d’être trop bien avec nous et que tu voudrais aller ailleurs traîner tes sabots !… Qui voudrait de toi dans les métairies du canton, de toi, pauvre infirme ?

Les trois jeunes garçons prenaient place à la table, Voyant que leur mère allait se fâcher pour tout de bon, ils se mirent à manger silencieusement, baissant la tête et d’un air embarrassé.

— Ah ! continuait la métayère, allant et venant avec impatience, voilà la jeunesse d’à présent… Tu ne sais donc pas que sans moi tu serais à courir les chemins, le bissac sur le dos, avec la vieille Jeanne… Veux-tu me répondre, Marie ? Où est Louis ?… Pourquoi n’est-il pas rentré ?…

— Il vous le dira lui-même, répliqua Marie en se redressant avec une certaine fierté. Est-ce à moi de suivre votre fils dans les chemins à la tombée du jour !…

— Tiens, Marie, vrai comme j’ai nom Jacqueline Taboureau de La Gaudinière, je vais prendre une hart de genêt pour te corriger, reprit la métayère…