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c’est que Smith ne paraît pas assez préoccupé des dangers que peut avoir un instrument de force aussi puissant qu’une armée régulière bien organisée. Ces dangers sont au dedans la compression des libertés les plus légitimes, et au dehors l’entraînement vers les guerres les plus injustes. Smith voit dans les mœurs et les lumières des sociétés modernes le seul remède possible à ces maux, et il pourrait avoir raison ; mais il eût bien fait d’insister davantage, car le remède n’est pas toujours infaillible.

Il se montre beaucoup plus défiant à propos de l’administration de la justice. Il veut avant tout l’indépendance absolue du pouvoir judiciaire, comme constituant la seule garantie de la sécurité personnelle et de la propriété. « Quand le pouvoir judiciaire, dit-il, est réuni au pouvoir exécutif, il n’est guère possible que la justice ne se trouve souvent sacrifiée à ce qu’on appelle vulgairement des considérations politiques. Pour que chaque citoyen se sente parfaitement assuré dans la possession de ses droits, il ne suffit pas que le juge ne puisse être déplacé arbitrairement, à la volonté du pouvoir exécutif ; il faut encore que le paiement régulier de son salaire ne dépende pas de ce pouvoir. » Sa jalouse susceptibilité va jusqu’à dire qu’une dotation en propriétés ou en capitaux, dont les corps judiciaires auraient l’administration, vaudrait mieux pour eux que des traitemens payés par l’état ; il regrette évidemment que le paiement des frais de justice ne puisse pas être demandé aux plaideurs eux-mêmes, suivant l’ancien usage, sans s’exposer à de graves abus, et il aurait un penchant marqué pour les fonctions judiciaires gratuites, comme le sont en Angleterre celles des juges de paix.

Il admettrait plus volontiers que l’ouverture et l’entretien des routes fussent défrayés par une contribution générale. Cependant, comme cette dépense profite plus immédiatement à ceux qui voyagent sur ces routes ou y transportent des marchandises, il ne voit pas d’inconvénient à y subvenir au moyen de droits de barrière ou de péage, comme en Angleterre et en Hollande. Ce système n’a pas prévalu en France pour les routes de terre, mais c’est au fond celui qui l’a emporté pour les chemins de fer et pour les canaux. On peut encore en signaler des traces dans nos droits de tonnage, de navigation, et dans quelques autres droits spéciaux. Au surplus, Smith préfère de beaucoup une administration locale pour les chemins à une administration générale, et il cite à ce sujet l’exemple de la France. « Dans ce pays, dit-il, où, depuis les progrès du despotisme, l’autorité centrale s’empare de tout, les chemins sont dans chaque province sous l’autorité de l’intendant, officier nommé et révoqué par le roi. Il en résulte que les grandes routes de poste,