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prouve la place énorme que tenait Satan dans les imaginations du moyen-âge, c’est que les contes les plus populaires et les plus goûtés sont ceux qui le représentent bafoué ou berné par des hommes qui ont été plus malicieux encore que lui. On n’aime à traiter comme cela que les gens dont on a très peur, et vraiment Satanas, qui avait latinisé son nom sémitique, fut alors le roi de ce monde. Pourtant, au XIIe siècle, sa royauté absolue subit un premier échec. On substitua à cette idée de la rédemption que nous venons d’esquisser une théorie beaucoup plus savante qui enseignait que l’œuvre de notre salut s’était accomplie tout entière entre le Christ et Dieu le père, dont il fallait satisfaire la justice, et, grâce à la théologie d’Anselme, il fut interdit au diable de prétendre à nous posséder de jure. Puis on étudia un peu mieux la nature et l’histoire. On s’aperçut peu à peu qu’on avait considéré souvent comme diabolique ce qui n’était que la manifestation de lois constantes rentrant dans l’ordre divin des choses. Que dis-je ? on dut se convaincre qu’on avait pris maintes fois pour les traces de Satan ce qu’on aurait dû bénir comme les marques de la Providence. Vinrent ensuite les grandes découvertes géographiques et astronomiques. Il fut désormais impossible de croire au ciel fermé, à l’enfer situé aux antipodes, à un Dieu localisé. Si Dieu pénètre l’univers entier de sa présence et de sa volonté, quelle place reste-t-il pour Satan ?… Et c’est ainsi que s’en alla tout doucement l’édifice dont l’ombre sinistre épouvanta tour à tour Perses, Sémites et chrétiens. Ainsi perdit sa couronne ce roi redouté, qui n’apparut jamais qu’à ceux qui croyaient en lui. Une triste aventure marqua l’un de ses derniers voyages sur la terre. Passant un jour, — il y a de ceci un peu plus de trois siècles, — devant un vieux donjon d’Allemagne, il s’avisa d’entrer dans une chambre où un jeune moine travaillait diligemment à la traduction de la Bible. Avec sa sagacité éprouvée, le vieux Satan jugea sur-le-champ que cette entreprise était préjudiciable aux intérêts de sa politique, et il s’efforça d’en détourner le moine par ses grimaces ; mais celui-ci, sans se déconcerter, lui lança son encrier à la figure. Satan poussa un grand cri et disparut. Depuis lors il ne s’est plus montré que rarement, à la dérobée, cachant sous son manteau la tache indélébile. Luther a donc trouvé le bon moyen, le véritable exorcisme. Contre Satan, l’encre a bien plus fait que l’eau bénite.

M. Renan a consacré quelques pages bien éloquentes de son introduction à reprendre pour le compte de la raison moderne le problème éternel agité dans le livre de Job : « Pourquoi la douleur ? D’où vient le contraste entre ce qui doit être et ce qui est ? Pourquoi ces contradictions de la destinée ? » Il faut bien l’avouer avec le traducteur, sur tout cela nous ne sommes guère plus avancés que