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d’échecs. Vous n’avez qu’à transcrire un épisode de la vie contemporaine et à le transporter sur la scène ; votre siège est fait. Malheureusement la réalité, violentée quand elle n’est pas violée, se venge ; transportée brutalement sur la scène, elle cesse tout à coup, sans qu’on puisse dire pourquoi, d’être ce qu’elle était dans la rue. Dans la rue, on la reconnaissait, elle ne choquait personne ; au théâtre, elle étonne, et on hésite à la reconnaître. La salle entière n’applaudit jamais à l’unanimité, mais les spectateurs applaudissent isolément et pour ainsi dire à tour de rôle. Je reste froid devant telle observation de l’auteur tandis que mon voisin crie bravo, et lorsqu’à mon tour j’applaudis, je m’aperçois que ce voisin si enthousiaste ne comprend plus. Ce qui est pour moi d’une scrupuleuse exactitude est au même moment, dans un autre coin de la salle, déclaré impossible et faux par un second spectateur. Il est facile de comprendre comment se produit ce bizarre phénomène, que pourront contempler chaque soir au Gymnase les gens curieux de le connaître. L’auteur ayant transporté sur la scène le résultat brutal de ses observations, son cahier de notes, si je puis m’exprimer ainsi, chacun y puise comme dans un recueil de sentences. J’accepte les observations qui par hasard se rapportent à mon expérience personnelle, et je refuse d’accepter les autres, qu’accueille au contraire avec enthousiasme mon voisin, lequel a vu certains côtés de la réalité que je ne connais pas. La pièce peut être très réelle d’un bout à l’autre pour l’auteur ; mais pour les spectateurs elle n’est réelle que par détails et par fragmens. Il y a donc des séries successives d’admirateurs pour tel acte, pour telle scène, pour tel personnage, pour tel mot, et cela grâce à ce système de transcription littérale qui, s’adressant tout particulièrement à l’expérience personnelle, ne vous permet pas de comprendre en un clin d’œil les hommes et les choses que vous n’avez pas rencontrés dans la vie. Cependant, si l’auteur s’était donné la peine d’interpréter par la pensée les faits et les personnages qu’il présente, s’il avait bien voulu mettre son esprit en tiers entre les acteurs et les spectateurs de son drame, nous n’éprouverions probablement aucun embarras à comprendre même les situations qui nous semblent le plus scabreuses et les personnages qui nous sont le plus inconnus.

Étonnez-vous après cela des jugemens contradictoires qui sont portés sur telle ou telle pièce nouvelle ! Personne n’est d’accord, je le crois sans peine. Quel est donc l’homme qui a fait en réalité toutes les expériences de la vie ? Aussitôt que nos souvenirs ne nous aident plus et ne nous font plus crier : « Comme c’est vrai ! » nous sommes tout prêts à crier : « Comme c’est faux ! » Voilà le phénomène que j’ai vu se produire mainte fois dans les dernières années, et notamment