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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/978

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le domaine de l’art du comédien, et cependant il y a pis encore. Ces rôles, si étroits qu’ils ne se prêtent qu’à une interprétation unique, ne supportent forcément qu’un seul interprète et deviennent la propriété exclusive d’un seul comédien. Got pense-t-il que quelqu’un de ses camarades puisse se charger après lui du personnage du duc Job, et surtout puisse le jouer autrement que lui ? Quant à nous, il nous est impossible d’imaginer une seconde interprétation d’un tel rôle. Nous dirons de Mme Rose Chéri ce que nous avons dit de Got. Assurément, s’il est une comédienne ingénieuse, habile à composer ses rôles, inventive dans la nuance et le détail, c’est Mme Rose Chéri. Jamais son talent fin et un peu rusé ne s’est contenté de copier servilement et d’imiter avec docilité : elle sauvait par son interprétation les caractères les plus insignifians ; elle savait effacer ce qui était vulgaire, développer ce qui n’était qu’indiqué. Elle inventait après l’auteur, et se réservait le droit de modifier et de varier son interprétation. Eh bien ! elle a cependant été contrainte, en acceptant les rôles de M. Dumas fils, d’accepter du même coup la servitude dramatique que la comédie réaliste impose au comédien. Il n’y avait qu’une manière de jouer les rôles de. Suzanne dans le Demi-Monde et d’Albertine dans Un Père prodigue : c’était de ne rien changer à la pensée de l’auteur, de ne supprimer aucun détail, d’aller jusqu’au bout sans répugnance, en se conformant à la réalité. On pourrait défier l’habile comédienne de trouver une seconde interprétation de ces caractères sans les fausser et les dénaturer. Tels sont les progrès que le drame réaliste est en train d’opérer dans l’art du comédien !

J’ai longtemps été étonné du contraste frappant que présente la valeur réelle des pièces qu’on voit jouer aujourd’hui avec le succès prodigieux qu’elles obtiennent. De toutes les productions littéraires de notre époque, ce sont celles qui soulèvent les acclamations les plus bruyantes et qui cependant sont le plus sûrement dévolues à l’oubli. Le succès de ces pièces est rarement en proportion avec leur mérite ; mais puisque leur vie doit être courte, peut-être après tout est-ce justice qu’elle soit bonne. On a donné diverses explications de ces prodigieux succès. La faute, a-t-on dit, en est au public, qui accepte aujourd’hui tout ce qu’on lui donne, sans choix ni discernement, et qui permet tout, pourvu qu’on l’amuse. D’ailleurs succès est-il bien le mot propre pour exprimer certaines vogues insensées, et ne faudrait-il pas trouver un autre mot ? Cette affluence de spectateurs constate plutôt un phénomène politique, social, qu’un phénomène littéraire, et intéresse beaucoup plus l’économie politique que la critique sérieuse. Si chaque soir les théâtres sont remplis de spectateurs qui se contentent de mauvaises pièces,