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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/983

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doive penser du théâtre réaliste, de ses théories dramatiques douteuses et de sa morale, plus douteuse encore, on ne peut s’empêcher de reconnaître que M. Dumas fils en est le roi, le maître et le vainqueur. Il est roi d’un territoire très brumeux, plein de marécages et de mares qui demanderaient une loi sur le dessèchement, orné de broussailles où se cachent des bêtes fauves très méchantes et des reptiles très venimeux, traversé par des routes qui ne sont pas réparées tous les jours ; mais enfin il est roi, et le pouvoir royal est toujours agréable à exercer. Son habileté dramatique est désormais incontestable ; il vient d’en donner une preuve dans sa nouvelle comédie, Un Père prodigue, où il a montré une audace et une dextérité vraiment incomparables. Il y a dans cette pièce assez de détails choquans, assez de situations scabreuses, assez de spectacles repoussans, pour faire tomber vingt comédies sous les sifflets du public. Des scandales sont échelonnés comme des bornes milliaires tout le long de cette pièce, sur laquelle plane un instant une odeur d’inceste, qu’accompagnent en sourdine, comme une mélodie lascive, les souvenirs de l’adultère, et que traversent les héros malpropres de la prostitution parisienne. Un autre aurait versé dix fois avant d’arriver seulement au milieu de la route ; lui, il excelle à trouver son triomphe là où d’ordinaire on trouve la défaite. C’est vraiment plaisir de voir avec quelle légèreté il fait rouler son char dramatique à travers les fondrières et effleure les bornes sans les accrocher. On écoute, étonné, effaré, en se disant : Qu’allons-nous entendre encore ? mais malgré tout on écoute. L’auteur est choquant, il n’est jamais absurde. Il peut nous irriter et exciter notre colère, mais il sait éviter nos moqueries. Tel est l’avantage que donne la science du cœur humain, à quelque degré qu’on la possède. Prenez donc Un Père prodigue non pour une bonne comédie, ni même, quoi qu’on en ait dit, pour un progrès dans la manière de l’auteur, mais pour la preuve définitive et convaincante de son habileté dramatique. Après sa nouvelle comédie, il peut tout tenter ; quand on est parvenu à faire passer de telles hardiesses, je ne sais trop ce qu’on ne peut pas oser.

Je crois d’ailleurs que la pensée première de l’auteur, ainsi qu’il arrive souvent, valait mieux que l’expression qu’il lui a donnée. Il me semble apercevoir que l’idée première de la pièce s’est gâtée et comme corrompue dans le cours de l’exécution. Si je ne me trompe, à l’origine cette idée s’est présentée à l’esprit de M. Dumas sous la forme de deux personnages : un quinquagénaire écervelé, ayant conservé jusque dans l’âge mûr les entraînemens généreux et l’imprévoyance de la jeunesse, ramené à la sagesse et au bon sens par un jeune homme de vingt-cinq ans, chez qui le spectacle de ces folies quasi-séniles a refroidi, bien loin de la stimuler, la fougue de