Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/987

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà la nouvelle comédie de M. Alexandre Dumas très scrupuleusement analysée. Avais-je tort de vous dire qu’elle était émaillée de détails dangereux et de situations scabreuses ? L’impression qui reste de cette pièce est une impression équivoque ; on sort de ce spectacle sans savoir quoi penser, le cerveau fatigué et inquiet. La pièce est-elle morale ? Non sans doute. Immorale ? Vous auriez bonne envie de le dire ; cependant un scrupule vous arrête, et vous vous bornez à dire : Je ne sais pas. M. Dumas semble avoir à son service, pour juger les actions humaines, une morale particulière, qui n’est pas celle de tout le monde, et en vertu de laquelle les choses sont condamnées et amnistiées, non selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises, mais selon qu’elles sont utiles ou nuisibles, — morale qu’on pourrait appeler l’art de ne pas être dupe. Du reste, ce n’est pas ses drames seulement qui laissent cette impression équivoque et désagréable ; toutes les pièces les plus applaudies du théâtre contemporain la font plus ou moins éprouver. Cette singularité, qui étonne d’abord, s’explique facilement quand on songe au système dramatique mis en vogue par M. Alexandre Dumas et ses confrères. Tous ne savent pas copier sans doute la réalité avec la même habileté et la même vigueur que lui ; mais tous la copient avec la même indifférence, sans choix, sans réprobation, en s’arrêtant aux faits et aux types qui se présentent avec le plus de relief sur la surface sociale. De ce système de transcription indifférente de la réalité, il résulte deux conséquences morales forcées. La première, c’est que les types les plus en dehors, les plus accentués, sont nécessairement les types malfaisans ; de là cette invasion des personnages du demi-monde dans la comédie contemporaine. Ces personnages font saillie sur la surface un peu plane de notre société, et leur originalité, tout extérieure, se laisse facilement saisir sans le secours de l’analyse. La seconde conséquence, c’est que l’auteur, étant indifférent pour ses personnages, ne prend jamais, comme les anciens écrivains dramatiques, parti dans leurs démêlés, et que c’est vainement qu’on chercherait à découvrir son opinion sur les hommes et les choses qu’il met en scène. Il copie les phénomènes de la vie, et semble n’avoir aucune opinion personnelle sur la vie. Que l’art dramatique participe à l’indifférence générale qui règne de nos jours, et que les dramaturges n’aient pas plus de préoccupations morales que la majeure partie de leurs contemporains, c’est un fait sans doute dont il ne faut pas s’étonner. Et cependant cette indifférence est un fait aussi nouveau sur le théâtre héritier de Molière et de Corneille que parmi la nation héritière de Descartes et de Voltaire.


EMILE MONTEGUT.