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d’éloigner de ma route toutes ces scènes de carnage dont les journaux te donneront le palpitant récit; je n’ai pas même encore senti l’odeur de la poudre, et je t’écris en ce moment d’une retraite qui défierait au besoin toutes les forces rebelles de l’Inde. Inutile d’ajouter que je ne quitterai qu’à bon escient le fort de Nawabgunge, car, comme dit je ne sais plus quel vaudeville, je ne me consolerais de ma vie de laisser mes os dans ce voyage d’agrément, si bien commencé, et qui se termine au milieu des catastrophes d’un drame militaire dont nul ne saurait prévoir la fin. Je me laisse entraîner ici à l’exagération du moment. Prévoir la fin de cette insurrection sans chef, sans drapeau, c’est chose facile; mais qui pourrait dire les crimes de lèse-humanité qui ensanglanteront cette sombre page de l’histoire de l’Angleterre? Il nous est arrivé ici des relations authentiques des massacres de Delhi et de Meerut qui font dresser les cheveux sur la tête, et justifient, et au-delà, mon antipathie instinctive pour cette horrible race jaune; mais de ceci plus au long tout à l’heure : je reprends l’ordre chronologique des faits.

Parti du camp le 18 au soir en compagnie de Bukt-Khan, montés tous deux sur le dos hospitalier de l’Ami-de-la-Lune, j’ai trouvé, comme je l’espérais, un palanquin à mi-chemin et des relais de bérats échelonnés aux diverses stations de la route. J’aurais fait en un mot un voyage assez agréable, si les deux derniers jours je n’avais été assailli par les vents chauds, phénomène atmosphérique inexpliqué, et dont je ne puis te donner une meilleure idée qu’en disant que, si, fermant les yeux, vous exposez vos mains à l’action de ce souffle dévorant, vous pouvez croire que vos doigts sont à la bouche d’un brasier ardent. Je ne saurais terminer l’esquisse de mon voyage sans dire un mot des attentions et des soins que le fidèle Bukt-Khan n’a cessé de me prodiguer. Grâce à son incessante sollicitude, j’ai pu jouir aux bungalows de la route de tous les comforts dont ces établissemens sont susceptibles : des tatties bien arrosées, de l’eau tiède, la poule grasse, ou prétendue telle, de la basse cour!

Arrivé à Nawabgunge le 24 vers trois heures de l’après-midi, j’établis mon domicile au dawk-bungalow, et envoyai Bukt-Khan porter à lady Suzann des nouvelles de son mari et de son fils, me promettant pendant son absence de prendre une légère compensation des insomnies des nuits précédentes. Je venais à peine de fermer les yeux, que Bukt-Khan était de retour, porteur d’une lettre qui m’était adressée par le commissioner du district, hôte de lady Suzann. Dans cette lettre, ce haut fonctionnaire s’excusait de ce que ses devoirs multiples en ce jour solennel ne lui permissent pas de venir me rendre visite au bungalow, et me priait d’assister au bal qu’il donnait le soir même en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de sa majesté la reine Victoria. A huit heures, après un assez