Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/1009

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vons attendre longtemps encore sans courir aucun danger sérieux. Les fortifications de Nawabgunge, chose rare, unique, puis-je dire, dans l’Inde, sont dans l’état le plus respectable et ne sauraient être emportées que par un siège en règle, opération militaire dont les cipayes révoltés sont incapables. L’arsenal regorge de munitions de guerre, les provisions de bouche sont en abondance ; par une faveur spéciale de la Providence, l’état sanitaire de la garnison est on ne peut plus satisfaisant ; enfin l’attitude de nos cipayes désarmés laisse si peu à désirer, que depuis le 24 mai il a suffi d’en pendre une demi-douzaine pour décourager les autres et maintenir le régiment dans la plus stricte discipline.

Malgré tous ces avantages relatifs de ma présente résidence, je ne saurais te dire le profond sentiment de tristesse dont je suis parfois accablé. Et en effet tout est deuil autour de moi ! Pas une des cinquante familles réfugiées dans le fort qui n’ait été frappée dans ses plus chères affections ; moi-même, n’ai-je pas à pleurer les bons et sincères amis victimes de la catastrophe de Minpooree ? De plus, depuis près de trois mois, je n’ai pas reçu une seule lettre d’Europe. Bien souvent déjà je me suis demandé par quelle étrange aberration d’esprit j’étais dominé lorsque j’ai quitté mon bon Paris, mes vieux amis pour me lancer dans les aventures d’un voyage d’agrément : c’est ainsi, tu ne l’as pas oublié sans doute, que nous appelions tous deux au départ mon excursion vers les pays qu’arrose le Gange !… Mais qui pouvait prévoir les désastres que je devais rencontrer sur la fin de ma route ? Assurément ce n’est pas moi. Ce qui se passe sous mes yeux aujourd’hui est si loin de toutes mes prévisions que je me demande souvent si je ne suis pas le jouet d’un rêve ! Non, malheureusement non !… L’histoire de l’Inde pendant ces derniers mois est riche en forfaits qui déshonorent l’humanité ; un sang innocent crie vengeance, et parmi les victimes mon cœur éploré compte de précieux amis. Sans nouvelles de toi comme je le suis, j’ignore si tu as pu remettre au vicomte Delamere le petit paquet que je t’ai envoyé pour lui dans le courant d’avril. Au cas où tu n’aurais pu encore t’acquitter de cette commission, je te serais bien reconnaissant de faire tirer à mon intention une épreuve des deux photographies qu’il renferme. J’aurais un triste et vrai bonheur à trouver, en rentrant dans mes foyers, l’image de lady Suzann et celle du petit ami du frenchman sahib… À toi.

HENRI.


LE MÊME AU MÊME.

À bord du Flat-Kalee, Pelletrean’s Ghaut,

Mirzapore, 19 août 1857.

N’accuse-pas ma paresse, mon cher et bon Charles, de la longue interruption dont vient d’être frappée notre correspondance. Depuis