Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il ne l’atteindra jamais. Ah ! s’il pouvait détourner ses regards de cet idéal qui le fascine ! S’il pouvait renoncer à être un artiste par le désir, comme on peut renoncer à sa plume ou à son pinceau ! Cette résignation même ne mettrait pas fin à sa souffrance ; il aime le beau, et il est impuissante le réaliser ; il aime le beau, et son impuissance, il en est convaincu, est aussi incurable que son amour est invincible. Voilà un supplice affreux, à coup sûr ; voilà une douleur subtile, aiguë, profonde, qui s’est rencontrée plus d’une fois dans l’histoire de l’imagination humaine, mais qui jamais peut-être ne s’est manifestée plus complètement que chez ces deux infortunés, Charlotte Willhoeft et Henri Stieglitz.

Henri et Charlotte furent fiancés vers le milieu de l’année 1823, et presque aussitôt le jeune poète partit pour Berlin afin d’y achever ses études. Pourquoi ne restait-il pas à Leipzig ? Pourquoi cette séparation si brusque ? M. Théodore Mundt, dans le livre où il a élevé une sorte de monument funéraire à Charlotte, ne donne là-dessus aucune explication satisfaisante. Il laisse entendre seulement que cette séparation, bien que douloureusement sentie, ne leur déplaisait point ; ils y trouvaient un charme presque mystique et comme un raffinement suprême, einen gewissen übergeistigen Reiz. Ce raffinement, n’était-ce pas le bonheur de rêver sans témoins, de pouvoir continuer plus librement le rôle qu’ils s’étaient attribué tous les deux ? Ils n’étaient l’un pour l’autre qu’un prétexte, une occasion de songeries. La vue de la réalité aurait pu les désabuser trop tôt. Séparés ainsi, rien ne les gênait ; ils se donnaient la note, ils se renvoyaient la réplique, et chacun, poursuivant sa chimère, se livrait à des monologues exaltés. La correspondance d’Henri et de Charlotte, très tendre et très amoureuse en apparence, peut se résumer ainsi pour un lecteur attentif. — Henri : N’est-ce pas, ô ma Charlotte bien-aimée, ô ma vie, ô mon âme, n’est-ce pas que je suis un grand poète ? — Charlotte : Oui, tu es un poète, un grand poète, et si tu doutes de ta destinée, c’est moi qui te rendrai la foi. N’est-ce pas, ô mon poète, que je suis pour ton génie une source d’inspiration et de jeunesse éternelle ? — C’est pour se tenir plus commodément ce langage qu’ils ont accepté sans beaucoup de peine une séparation si longtemps prolongée. De Berlin à Leipzig, la distance n’est pas grande ; Henri avait souvent des mois entiers de loisir et de liberté : que ne prenait-il son bâton et son sac, l’étudiant voyageur, afin de venir passer quelques jours auprès de sa fiancée ? Non, l’absence d’Henri n’a pas duré moins de cinq ans, et pendant cette longue période c’est à peine si quelques visites de loin en loin ont rapproché les deux amans. En vain s’écrivaient-ils sans cesse : « Quand te reverrai-je ? J’ai besoin de te voir, de t’entendre ; sans toi, je ne suis rien, je ne puis rien, et je sens déjà le froid de la