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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/189

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marier avec moi, il s’est astreint à de durs labeurs, il a conquis à la sueur de son front la place qui devait nous faire vivre, et cette place, pour lui, c’était une étouffante servitude. Il se croyait assez fort pour entretenir en lui l’inspiration au milieu des vulgaires soucis de son emploi ; cette lutte de l’idéal et de la réalité a brisé le cerveau du poète. L’inspiration s’est enfuie, et il en est devenu fou de douleur. Ah ! j’ai été son mauvais génie, moi qui avais l’ambition de lui donner des ailes ! C’est à moi qu’il a sacrifié sa gloire. Puisque je peux aujourd’hui lui rendre la santé, la force, l’ardeur, l’inspiration, tout ce qui semble l’abandonner à jamais, comment hésiterais-je ? Ce n’est pas trop de ma vie pour acquitter ma dette. Je mourrai, il le faut ; Henri souffrira, mais il est digne de souffrir, et du sein de cette souffrance renaîtra son génie. Si pourtant,… terrible doute ! si mon sacrifice allait être inutile ; si ma mort ne réussissait pas à vaincre sa léthargie, à le régénérer dans l’amertume et dans les larmes !… Non, non, c’est impossible ! Henri n’est pas un égoïste, encore moins un stoïcien superbe ; le cœur est tout chez lui, c’est là qu’il faut l’atteindre pour le réveiller tout entier. Vingt fois, cent fois, j’ai fait l’épreuve de mes idées sur ce point ; je sais où je vais, je sais où je frappe. » Ainsi, en son délire, s’exaltait l’insensée ; ainsi aveuglée par ses sophismes, l’ardente et généreuse folle ne reculait pas devant le suicide pour accomplir ce qu’elle croyait un devoir.

Dès que son parti fut pris, une joie radieuse illumina son âme. Elle annonçait à tous la prochaine guérison du poète, au moment même où ses amis commençaient à s’inquiéter de la persistance du mal. Partis de Kissingen vers la fin de septembre, Henri et Charlotte, avant de rentrer à Berlin, avaient passé un mois à voyager dans le nord de l’Allemagne ; ils étaient allés à Hanovre, à Arolsen, pour voir la famille d’Henri, et partout on avait remarqué la confiance de Charlotte. Quand elle revint à Berlin, elle était toute joyeuse. Elle rentra dans sa maison comme si elle eût rapporté de son voyage ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, le salut de son mari, la santé de son corps et de son âme. À la servante qui vint lui ouvrir la porte, ses premières paroles furent celles-ci ; « Courage ! courage ! nous allons commencer une vie nouvelle ! » Singulière joie sans doute, joie fébrile, inquiétante ; mais qui pouvait soupçonner tout ce qu’elle cachait d’horrible ?

Deux mois s’écoulèrent. Charlotte n’avait fait que se confirmer de jour en jour dans son projet. Le 29 décembre, elle devait assister à une de ces soirées musicales, si appréciées en Allemagne, où les œuvres des grands maîtres sont religieusement exécutées devant un public choisi ; vers six heures, elle prétexta une grande lassitude et décida son mari à partir seul. « Je reviendrai bientôt, dit Henri. — Non,