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clame encore ses droits ; plus d’une larme, on le voit bien, a mouillé çà et là ces lignes impérieuses. Son testament achevé, elle se lève, quitte le salon et entre dans sa chambre. Elle ferme les portes, puis procède tranquillement à sa toilette de nuit. Elle se lave le visage, arrange sa coiffure, et enferme ses cheveux sous le bonnet le plus joli et le plus blanc qu’elle ait trouvé. Son peignoir aussi est d’une blancheur éclatante ; elle veut mourir décemment et que son image reste dans la mémoire d’Henri, noble encore et gracieuse au sein de la mort. Henri avait acheté un couteau-poignard le jour où il était parti avec elle pour les bords du Rhin, le lendemain de leur mariage, au mois de juillet 1828 ; elle tient ce poignard à la main, et elle entre dans son lit. Dès qu’elle est couchée, que sa tête repose sur l’oreiller, et que sans doute elle a adressé à Henri un dernier souvenir avec une invocation suprême à Dieu, elle appuie la lame d’acier sur sa poitrine et se l’enfonce profondément dans le cœur. Ensuite elle retire le poignard sanglant et le place auprès d’elle sur le lit. De sa main droite, elle couvre sa blessure ; de la gauche, elle attire le drap jusqu’au-dessous de son visage, et reste là, immobile, attendant la mort en silence. Pas un cri, pas un soupir ne s’échappa de sa poitrine déchirée. À la fin cependant, toute l’énergie de son âme ne put contenir d’involontaires gémissemens ; sa respiration haletante, suffoquée, la trahissait malgré elle. La servante qui veillait dans l’antichambre accourt aussitôt, essaie vainement d’ouvrir, et appelle des voisins à son aide ; quand on enfonça la porte, Charlotte Stieglitz venait d’expirer…

Pourquoi le neveu d’Henri Stieglitz a-t-il réveillé ces affreux souvenirs en publiant la correspondance du poète avec sa fiancée ? En vérité, je ne saurais le dire. Si M. Louis Cürtze a voulu honorer la mémoire d’Henri Stieglitz et repousser les accusations calomnieuses dont il a été l’objet, sa sollicitude est bien tardive, et il y a longtemps qu’elle n’était plus nécessaire. Je sais bien qu’après le fatal événement dont nous venons de parler, bien des esprits se mirent à glorifier Charlotte comme une héroïque victime. C’était le moment où le saint-simonisme venait de pénétrer dans la littérature de nos voisins ; les écrivains de la Jeune Allemagne prêchaient sur tous les tons l’émancipation de la femme et la réforme de la société ; le suicide de Charlotte Stieglitz offrait un texte commode à ces rêveurs, et les déclamations, ne manquèrent pas. Quel monde, s’écriait-on, que celui où une femme telle que Charlotte Stieglitz, un cœur si pur, une âme si belle, une intelligence si riche, est obligée de chercher un refuge dans la mort pour échapper à une situation intolérable ! Ces non-sens, et bien d’autres encore, étaient presque devenus un lieu-commun dans la littérature sentimentale de 1835 à 1840. M. Théodore Mundt, qui s’est distingué depuis cette époque par de