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forces, ne chargez pas vos épaules d’un poids qu’elles ne pourront soulever.

Sumite materiam vestris, qui scribitis, œquam
Viribus, et versate diù quid ferre récusent,
Quid valeant humeri.

Si Henri Stieglitz eût écouté ces conseils, il se serait épargné bien des tortures morales, et ses brillantes facultés eussent trouvé leur emploi. Aimait-il véritablement Charlotte Willhoeft ? Les détails que nous avons donnés ne laissent guère de doute sur ce point ; c’était lui-même qu’il aimait, c’était sa propre image, poétiquement transfigurée, qu’il était heureux de contempler, comme dans un miroir, dans l’enthousiasme trop confiant de la jeune femme. Charlotte, à son tour, était-elle aussi dévouée qu’elle a pu le paraître ? Il y a bien des choses qui se contredisent dans les replis de ce caractère étrange. La vanité opiniâtre est aussi un de ses mobiles : elle avait rêvé le bonheur d’inspirer un artiste de génie et de partager sa gloire ; quand elle vit s’évanouir sa chimère, elle n’eut pas la force de supporter une telle humiliation. J’entrevois bien de l’orgueil dans ce dévouement qui s’affiche sans cesse ; j’ai beau vouloir excuser Charlotte, j’ai beau rassembler dans mon récit toutes les circonstances qui peuvent atténuer son crime : ma conscience me dit que c’est là une tragédie lentement combinée, obstinément développée, et que toutes les péripéties sont trop prévues pour que le dernier acte nous émeuve. Supposez Charlotte vraiment dévouée à la tâche que lui imposerait son amour ; elle éclairera son mari, elle le ramènera par la main dans la voie plus modeste où son intelligence doit se ranimer et fleurir, elle se gardera surtout d’exciter sa vanité poétique, sachant bien qu’à cette excitation artificielle succédera bientôt le désespoir de l’impuissance. Un écrivain allemand a dit : « Une femme plus simple, moins spirituelle, moins vive, moins artiste, aurait sauvé Stieglitz. » Rien de plus vrai. En lisant cette histoire, on songe involontairement à ces simples et bonnes compagnes des grands poètes, Marie de Lampérières, Catherine Romanet, auprès desquelles Corneille et Racine, dans la simplicité de leur cœur, écrivaient leurs chefs-d’œuvre. L’Allemagne, le pays des mœurs patriarcales et des vertus de famille, aurait beaucoup d’exemples pareils à citer. Charlotte elle-même sentait vivement la grâce et l’efficacité d’un tel rôle. Un jour, à Prague, Charlotte et Henri étaient allés voir un peintre, M. Fuhrich, et Charlotte écrivait le lendemain à un ami : « Jamais je n’oublierai sa femme. Quelle simplicité ! et que cette simplicité est touchante, unie à un sentiment si profond, à une intelligence si ouverte ! Son image est toujours devant moi comme une figure du vieux temps, comme la femme de quelque vieil artiste dans