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mois de 1848 ; il parle, de Pie IX avec un sentiment libéral et respectueux qui l’honore. Ce n’était pas là cependant le grand poète à qui le suicide de Charlotte devait rendre violemment son inspiration disparue. Le 24 août 1849, Henri Stieglitz mourut à Venise du choléra ; il aurait pu vivre bien des années encore sans réaliser jamais l’idéal que Charlotte lui avait tracé avec la pointe sanglante de son poignard.

Le sacrifice de Charlotte fut donc un sacrifice inutile autant qu’un sacrifice coupable ; on l’avait dit depuis longtemps, et la publication des lettres d’Henri Stieglitz est une occasion de le répéter. Pour nous, au moment où cette correspondance reporte notre esprit sur une période d’exaltation généreuse et folle, au moment où nous traçons cette page de l’histoire intellectuelle et morale de notre siècle, nous n’avons certes pas l’intention de prêcher nos contemporains. Les réflexions que nous venons de faire, on le voit bien, ne s’adressent pas aux générations présentes. Ceux qui liront cet épisode ne ressemblent pas au public qui se passionnait, il y a vingt-cinq ans, pour la malheureuse héroïne. Ce n’est pas de cette exaltation maladive que nous devons désormais nous défier. Il n’y a plus de rêveur, j’imagine, qui aime la poésie jusqu’à en devenir fou, si l’idéal entrevu lui échappe ; il n’y a plus de femme qui ait l’ambition de créer un poète au prix même de sa vie. D’autres préoccupations ont succédé aux nobles inquiétudes de l’âme. Avons-nous donc eu tort de prendre des conclusions si sévères sur Henri et Charlotte Stieglitz ? Nous ne le pensons pas. Toutes ces choses se tiennent. L’enthousiasme mal dirigé engendre la réaction du matérialisme. Les générations qui s’exaltent à faux pour des principes déclamatoires sont remplacées par les générations qui nient les principes les plus saints. On mourait hier pour des rêveries ardentes, on vit aujourd’hui pour des réalités vulgaires. C’est toujours la mort. À Dieu ne plaise que nous regrettions une période où tant d’idées malsaines fermentaient dans les esprits ! Si elle a été le commencement de nos misères d’aujourd’hui, nous devons espérer que le cercle a été parcouru, et que la guérison est proche. Ne glorifions pas le faux idéalisme en haine de la vulgarité morale. Des deux côtés, sous des formes différentes, j’aperçois toujours le suicide. Celui-là seul sait vivre qui, concevant de grands désirs, plaçant haut son idéal, se résigne pourtant avec courage aux plus douloureux mécomptes, et qui, aussi éloigné de l’exaltation subtile que de la platitude grossière, associe dans son cœur l’enthousiasme et la règle.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.