Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi bizarre, offrant à l’observateur un si grand nombre de curieux détails ? Pour le bien comprendre, il faut se rappeler les conditions générales où se trouvent ces contrées, si populeuses que le manque accidentel de récoltes y occasionne d’effroyables mortalités, si abondantes en rizières, jardins, cultures de thé, que, faute de pâturages, les animaux de l’espèce bovine, trop rares, suffisent à peine aux travaux des champs. Aussi ne peut-on les engraisser pour le service de la boucherie ; le lait même des vaches, indispensable à l’élevage des veaux destinés à l’entretien et au renouvellement de ces animaux de travail, est exclu du régime alimentaire des hommes. C’est sans doute afin d’éviter tout changement dans ces dispositions, dictées par d’impérieuses exigences, qu’on s’est proposé d’inspirer aux Chinois une invincible aversion pour le lait. On y est parvenu au point de faire repousser également de la consommation tous les produits obtenus du lait. Pour justifier le dégoût que ce liquide leur inspire, les Chinois disent que « c’est du sang blanc[1]. »

Ce fut sans doute sous le puissant aiguillon de la faim que les Chinois, à différentes époques, se décidèrent à essayer l’emploi d’alimens inusités jusque-là, mais qui depuis se sont introduits dans la nourriture habituelle de ces populations. Parmi les viandes ou autres substances animales comestibles en Chine, on peut citer, chez toutes les classes de la société, celles qu’on se procure en nourrissant jusqu’à complet engraissement, avec le riz cuit à l’eau, des poissons secs et la desserte de la table : 1° une race de chiens du genre chien-loup, à oreilles droites, museau pointu et corps de chacal, désignés par M. Geoffroy-Saint-Hilaire sous le nom de chiens de boucherie de Chine, race caractérisée par la coloration noire de l’intérieur de la gueule[2] ; 2° une belle race de chats nourris et engraissés également au logis, où les retiennent un collier et une petite chaîne ; 3° de gros rats dont la reproduction est favorisée par des nichoirs en poterie représentant autant de volumineuses bouteilles à

  1. On remarque cependant sur les marchés des villes chinoises un grand nombre de fromages. En y regardant de plus près, il est facile de reconnaître que dans la confection de ces fromages le lait n’entre pour rien. Ils sont uniquement formés de graines légumineuses haricots, fèves, etc. trempées, réduites en pâte, soumises à une sorte de fermentation qui les désagrège, et développe une odeur légèrement aigre et putride, non sans analogie avec l’odeur de certains fromages européens.
  2. Les voyageurs ont recueilli une curieuse anecdote qui montre combien ces habitudes d’engraissement des chiens sont générales en Chine. Au moment où, peu d’années avant le voyage de la commission française de 1844, M. de Besplat, capitaine de l’Audacieuse, faisait voile sur cette frégate pour Cherbourg, on vint lui annoncer que parmi le bétail vivant embarqué, les marchands chinois avaient compris un chien, très gras à la vérité. Le capitaine ordonna qu’on lui laissât la vie sauve. L’ordre fut exécuté sans peine, et le chien se montra par d’intelligentes caresses reconnaissant de la grâce qui lui était accordée.