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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/246

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mier moment, il n’aurait pas voulu séparer ses intérêts de ceux de l’Autriche ; puis, pressé par les circonstances, il se montrait résolu à se réfugier dans la neutralité. Le gouvernement s’efforçait d’attribuer toutes les manifestations publiques aux menées de quelques factieux. C’est alors que le marquis de Lajatico se décidait à adresser au président du conseil, M. Baldasseroni, la lettre du 18 mars, qui était un acte de patriote et de citoyen dévoué à la dynastie. Il révélait toute l’étendue et la force de l’opinion nationale, montrait le péril de la neutralité, et laissait entrevoir enfin que la dynastie elle-même ne pouvait se sauver que si elle s’alliait avec le Piémont, et si les jeunes princes allaient prendre part à la guerre. On lui répondit que le grand-duc, plutôt que de rompre avec l’Autriche, quitterait de nouveau la Toscane, comme il l’avait fait en 1849. Peu de jours après, ce loyal et sage conseiller se présentait à un cercle de la cour, et il fut reçu avec une froideur qui ne pouvait lui laisser de doute sur sa nouvelle disgrâce.

Les événemens se hâtaient cependant. L’ultimatum autrichien arrivait à Turin, les soldats de la France commençaient à paraître au sommet des Alpes ; l’armée toscane s’émut alors, les rassemblemens populaires remplirent les rues de Florence ; la journée du 27 avril 1859 se leva pleine de menaces, et le grand-duc, à qui tout manquait à la fois, l’armée et le peuple, se vit obligé de rappeler à lui le marquis de Lajatico, qui poussa le dévouement jusqu’à se charger en cette extrémité de former un nouveau ministère. C’est l’histoire de cette tentative suprême que celui-ci a racontée dans une lettre qu’il adressait peu après à son fils, et où il décrivait les brusques et violentes péripéties de ces quelques heures. Le marquis de Lajatico se faisait à lui-même l’illusion qu’on pouvait sauver encore la dynastie et le grand-duc régnant par la politique de la lettre du 18 mars 1859, en reprenant le drapeau tricolore comme signe de nationalité, en s’alliant au Piémont et à la France, en entrant franchement dans la guerre qui se préparait. Il fut détrompé quand il consulta ses amis et le premier entre tous, le marquis Cosimo Ridolfi. Le grand-duc Léopold II s’était fait un irréparable tort en manquant à toutes ses promesses de 1849. On ne crut pas à sa sincérité, on exigeait avant tout son abdication en faveur de son fils. Le marquis de Lajatico dut rentrer au palais Pitti porteur de cette condition, sans laquelle les amis de la dynastie ne croyaient plus pouvoir la sauver. « Je voudrais, a-t-il dit avec une franchise pleine d’émotion, je voudrais que tous les hommes politiques du monde fussent à même de juger en pleine connaissance l’acte que je dus accomplir, parce que j’ai le ferme espoir qu’ils diraient tous d’une seule voix que je ne pouvais ni ne devais faire autrement… »

La condition de l’abdication était dure sans doute ; elle n’impliquait cependant qu’un sacrifice personnel de la part d’un prince qui déjà s’était montré prêt à reprendre le drapeau tricolore, à déclarer la guerre au chef de sa famille, et à rejeter dans l’oubli des traités que la veille il déclarait inviolables. Le grand-duc a dit depuis, dans une protestation datée de Ferrare : « Plutôt que de me laisser contraindre à déclarer la guerre, je me réfugie auprès d’un état ami auquel je suis lié par des traités de secours réciproques. » C’était inexact autant que malheureux. Léopold II avait tout accepté : sa dignité n’aurait pas eu plus à souffrir d’un acte personnel d’ab-