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ses débuts devoir inaugurer une période séculaire de combats. J’ai raconté autrefois, dans des pages écrites sous la vive et chaude impression d’événemens déjà bien loin de nous, les formidables grandeurs de la guerre civile[1]. Les luttes soulevées par les passions révolutionnaires paraissaient être les seules destinées à nos générations. Je ne veux pas, comme on le fait trop souvent, répudier au nom des tristesses patriotiques les glorieux souvenirs d’actions énergiques et utiles. Ces nobles et rares apparitions de la vertu humaine, qui sont la récompense des âmes altérées d’un amour viril de l’idéal, je les ai rencontrées à certaines heures à travers les rues aussi bien qu’à travers les champs de bataille. Je n’entends point nier pour cela que la vraie, même la seule joie des âmes guerrières soit la lutte hors de la patrie. Eh bien ! c’est ce qui nous était rendu tout à coup.

Je servais dans un régiment de spahis. Le maréchal de Saint-Arnaud, qui avait si longtemps guerroyé en Algérie, et à qui la patrie africaine était chère, voulut composer son escorte d’hommes dont il aimait les mœurs, le costume, et qui lui rappelaient de précieux souvenirs. On forma dans les trois régimens de spahis un détachement de quatre-vingt-six hommes, sous les ordres d’un officier qu’une promotion obligea de nous quitter en Turquie, et dont je pris alors le commandement. Au milieu d’avril 1854, je partis d’Alger avec quelques hommes et quelques chevaux, sur un petit bateau à voile qui s’appelait l’Espérance. La navigation à voile sur ces mers que sillonnent dans tous les sens des bateaux à vapeur, c’est le voyage à cheval auprès du chemin de fer. Je me sentais sous l’empire absolu des vents comme Ulysse et le pieux Énée. Cette impression du reste était loin de me déplaire, car j’aime le passé, je ne m’en cache point, et je bénis volontiers les accidens qui me rejettent forcément dans ses bras.

Je m’embarquai à la fin d’une journée de printemps, vers quatre heures, à ce moment aimé des rêveurs où l’âme semble secouer l’oppression du jour, et prendre quelque chose de plus subtil, de plus libre, de plus léger. J’ai toujours aimé l’Afrique ; chaque pas que j’ai fait à travers le monde m’a convaincu que c’était, de toutes les contrées, celle où règne avec le plus de magnificence la poésie des êtres inanimés. Le ciel africain a un regard que l’on emporte sous son front comme le héros du poète allemand emportait le regard de sa maîtresse ; tous ceux qui ont vécu dans sa lumière pendant quelques années subissent une attraction qui bien souvent les ramène à des rivages dont ils croyaient s’être éloignés pour toujours.

  1. Voyez la Garde mobile dans la Revue du 1er novembre 1849.