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s’en allait paisiblement à ses affaires avec un luxe formidable de pistolets et de poignards à la ceinture. « Qu’est devenu le temps où, dans mes rêves d’enfant, je voyais passer Ali-Baba ? » Je me rappelai cette exclamation d’un écrivain anglais. Le digne homme qui s’offrait à ma vue avait l’air de sortir tout vivant et tout armé des pages de ce livre enchanteur, que je préfère à tous les poèmes de tous les temps et de tous les peuples, — les Mille et une Nuits. Il était assis sur une mule blanche, et fumait gravement dans une longue pipe. Il appartenait à cette race heureuse qui s’enveloppe d’un nuage pour traverser la vie. Il daigna à peine honorer d’un regard les deux soldats du nord qui venaient apporter leurs secours à son souverain. Je me rappelai aussi, car en voyage l’essaim des souvenirs voltige sans cesse autour de nous : ce sont oiseaux charmans qui se posent sur maintes choses de la route, tantôt sur ce toit, tantôt sur ce buisson, tantôt sur cet arbre, pour nous regarder d’un air attendri et nous chanter des airs lointains ; je me rappelai un mot de M. de Chateaubriand. Un soir, dans le coin d’un salon où régnait un aimable et gracieux esprit qui a disparu de cette terre, un jeune homme encore possédé des premières curiosités de la vie disputait l’auteur de René au silence. Avec la confiance que peut avoir un enthousiasme sincère à l’endroit des génies les plus lassés, les plus meurtris, partant les plus irritables, il lui parlait de ces grands voyages, la jeunesse et la poésie de ce siècle, d’où sont sortis Atala, les Natchez, et une œuvre aimée de tous, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. « Eh bien ! dit tout à coup M. de Chateaubriand, de ce que j’ai vu, hommes et choses, un seul souvenir me frappe encore à présent, c’est celui d’un vieux Turc qui fumait sa pipe accroupi sur des ruines. Qui sait si cet homme ne représentait pas la vérité ? » Assurément je ne prends pas au sérieux cette boutade chagrine ; je crois avec l’Évangile que prendre la bonne place, c’est s’asseoir aux pieds du Seigneur, aux sources de la vie, au foyer de l’activité spirituelle, et non point, comme ce vieux Turc de l’illustre voyageur, s’étendre au seuil de la mort, entre la paresse et la rêverie. Néanmoins ceux-là mêmes qui se dévouent avec le plus de courage aux œuvres sur lesquelles repose toute vérité terrestre ou divine ont des momens où ils portent envie au repos de l’animal en sa tanière, du cynique en son tonneau.

Revenons aux rivages d’Asie où j’abordais. Je vis là une de ces villes que l’empire turc offre en grand nombre dans tous les lieux où il s’étend. Vous avez affaire à un vrai mirage. De loin, c’est un groupe de maisons élégantes et discrètes, mystérieuses et souriantes ; c’est la ville orientale telle que la chante le poète. De près, c’est un amas de vieilles masures, où s’agite un peuple en haillons.