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chissent la face de deux mondes. L’Europe et l’Asie sont en présence l’une de l’autre, et semblent faire assaut de majesté. Que les palais du Bosphore ressemblent un peu à une décoration théâtrale, je le sais bien ; que çà et là quelques édifices de bois peints insultent à la pureté d’un goût austère, cela peut être vrai encore ; mais ce qui est bien certain, c’est que le regard et la pensée flottent à travers toute sorte de magies. Pour quelques demeures en bois, quelle série harmonieuse de palais, offrant fièrement au soleil leurs colonnes de marbre ! Et sur ces rivages de l’Asie quels grands arbres, élégans et altiers, répandant de leurs têtes épanouies, sur le gazon qui entoure leurs pieds, une ombre profonde et sereine ! J’étais destiné du reste à jouir pleinement de ces beaux lieux. Le maréchal Saint-Arnaud occupait un palais à Ieni-Keuï, sur les rives mêmes du Bosphore. Derrière ce palais, dans un jardin qui s’étendait aux flancs d’une colline, on avait réservé un bivouac pour mes spahis. Ceux à qui Dieu a permis de mener noblement l’existence de l’aventure doivent être pénétrés d’une reconnaissance profonde envers leur destinée ; si quelquefois leur vie a les allures d’un mauvais songe, si par instans elle peut leur paraître le jouet de puissances capricieuses et malfaisantes, combien de fois aussi elle leur offre une réunion étrange d’enchantemens qu’ils n’auraient pas osé souhaiter ! Je me trouvais, à la plus riante époque de l’année, dans le plus beau paysage du monde, menant la seule vie que j’aie jamais aimée. Tout autour de ma tente étaient dressées les tentes de mes spahis. Nos chevaux, attachés à la corde, avaient pour mon esprit et pour mes yeux ce genre de charme paisible que répand autour d’elle l’existence des animaux, et tout en fumant ma pipe sur le gazon, je voyais à l’horizon de mes songeries l’apparition désirée d’une de ces grandes guerres dont notre armée si longtemps s’était crue déshéritée.

Pendant notre séjour à Ieni-Keuï, il y eut une grande revue à Daoud-Pacha. Le maréchal Saint-Arnaud avait voulu présenter au sultan la division du prince Napoléon, qui venait s’embarquer à Constantinople pour Varna. Les spahis assistèrent à cette solennité. Ils représentaient ce jour-là toute la cavalerie de notre armée. Le maréchal, qui les aimait, voulut, dans un sentiment de bienveillante coquetterie à leur endroit, que leur défilé se fît aux plus vives allures de la fantasia arabe. À un signal donné, toute cette troupe en burnous rouges prit le galop de charge, s’envolant devant le sultan comme une bande d’oiseaux aux ailes de pourpre. J’ai à peine parlé de ces hommes, dont je garderai pourtant un vif souvenir, et dont l’existence alors était si étroitement liée à la mienne. Les spahis envoyés à l’armée d’Orient avaient été choisis avec soin dans les