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abaissement de la femme, notre société et notre religion envoyaient ce qu’elles ont à la fois de plus délicat et de plus fort. Il me semblait que ces deux humbles femmes répandaient autour d’elles cette sorte de sérénité solennelle, de recueillement ému et profond, qu’une croix solitaire suffit à verser sur un paysage. Je les suivis du regard avec une vraie joie, et en leur adressant tout bas les meilleures salutations de mon cœur.

La nuit, quand je m’endormais sous ma tente ou quand je venais à me réveiller tout à coup, il y avait un bruit que j’entendais sans cesse : c’était celui de lourds chariots s’acheminant vers le cimetière. Le jour était consacré aux convois isolés ; les convois qui portaient à la terre des hécatombes étaient réservés pour la nuit. Je connaissais le cimetière voisin ; plus d’une triste cérémonie m’y avait appelé. Quand j’entendais dans les ténèbres le bruit de ces chars funéraires, je me rappelais ces longues files de fosses creusées la veille pour les morts du lendemain. Eh bien ! je crois pouvoir le dire, j’ai rarement goûté de plus paisibles sommeils qu’au bord de ce chemin, dans mon bivouac de la Mer-Noire. La mort n’est vraiment horrible que de loin et quand à de longs intervalles on hasarde vers elle un regard furtif ; mais quand notre destinée nous pousse à elle franchement, quand on en vient en quelque sorte à dormir sur son sein, on lui trouve comme une douceur de nourrice.

Un soir aussi, sur cette même route où j’avais eu une vision angélique, j’eus tout à coup une apparition amie ; j’aperçus un homme qui a joué dans mon existence militaire un grand rôle, le colonel de La Tour du Pin. Toute l’armée a connu cet héroïque pèlerin du devoir et de l’honneur, qui, privé par une infirmité cruelle d’une situation régulière dans notre inflexible hiérarchie, avait fait pourtant son clocher du drapeau, et vivait d’une vie exceptionnelle dans cette patrie mouvante où un respect affectueux l’entourait. Comme on peut s’en apercevoir déjà, j’évite de prononcer les noms propres. Je garderai, je l’espère, jusqu’au bout de ma tâche une réserve que je me suis imposée dès les premières lignes de ce récit ; mais l’homme dont je parle n’existe plus, et je crois qu’il est permis, peut-être même juste et pieux, de rappeler certains morts à la vie avec tout ce que nous pouvons trouver dans notre parole de force et de chaleur.

Le colonel de La Tour du Pin venait habiter ma tente, où je devais le conserver pendant la plus grande partie de cette campagne. Cet hôte précieux m’apportait, si loin de la France, un genre de jouissances intellectuelles qu’il est rare de trouver, même dans ce qu’on appelle les foyers de la civilisation et de la pensée. Il avait un caractère qui, je crois, a dû être fort rare en tout temps, et qui