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une toute-puissante éloquence, et laissent de longues traces dans la pensée.

Ce fut le maréchal Canrobert, général de division alors, qui le premier, entouré de quelques soldats, mit le pied sur ces rives qu’embrassaient tant d’espérances et tant de regards. Ce fut lui qui planta le drapeau français sur cette terre où la France allait apparaître aux nations dans le glorieux appareil qui lui sied si bien et qui lui est si cher. Je vois encore le groupe formé sur la plage par le général Canrobert et les soldats qui l’entouraient. Je regardais avec une joie profonde cette poignée d’hommes dominés par notre drapeau, quand une embarcation s’approcha de mon navire. Un aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud venait me donner l’ordre de débarquer immédiatement avec ma troupe et de monter à cheval aussitôt que nous aurions touché terre, pour aller battre le pays. Cet ordre fut promptement exécuté. En quelques instans, mes spahis et leurs chevaux furent sur les rives de la Crimée. Nous nous mettons promptement en selle et nous partons en avant, dans une direction que le général Canrobert nous indique. Le temps était admirable. Le 14 septembre, à Old-Fort, est resté dans ma mémoire comme une de ces belles journées d’automne où l’on se meut avec bonheur et liberté dans une atmosphère claire, limpide, salubre, que n’altèrent ni le froid ni la chaleur. Les plaines qui s’étendaient devant nous me rappelaient ces grands espaces que l’on trouve en Afrique entre le Tell et le désert. Nos chevaux bondissaient gaiement sur ce sol semblable à celui de leur patrie. Mes spahis se développaient en éclaireurs avec l’intelligence qu’ils apportent dans tous les mouvemens de partisans. J’étais dans un de ces rares momens de la vie où nous croyons saisir cette vision qu’on appelle le bonheur.

Je poussai ma reconnaissance jusqu’à l’endroit qui m’avait été désigné sans rencontrer un seul ennemi ; le jour de notre débarquement, pas un cosaque ne se montra dans la campagne. Il y a d’ordinaire quelque chose d’inquiétant et d’irritant pour une armée à s’avancer dans un pays qui ne lui est ni livré ni disputé. Les soldats qui débarquaient en Crimée avaient une telle confiance que cette sorte de menace occulte dont ils étaient entourés ne fut point pour eux le souci d’un instant.

Le soir, je dressai ma tente à quelques pas de la mer, près du quartier-général. Quand il s’agit de souper, il se trouva que nous n’avions ni pain ni viande ; mais nous possédions du biscuit et une bouteille de vin de Champagne que nous réservions pour célébrer notre première victoire ; cette bouteille servit à fêter notre débarquement. Le vin de Champagne ne me plaît pas d’habitude. Comme