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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/291

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de son côté une civière. Le maréchal déploya, dans cette partie pénible de la journée, la bonté d’une âme qui, aux approches de la mort, se montrait pleine d’une constante et pratique élévation. Il s’occupait avec une sollicitude chaleureuse, lui qui en ce moment même souffrait si cruellement, des soins réclamés par tous les blessés français ou russes. Parmi ces derniers, beaucoup étaient des jeunes gens ayant de paisibles et douces figures où se peignait une expression reconnaissante quand ils recevaient les secours de nos soldats. Je crois en voir encore un enveloppé dans cette longue capote grise, lourde, épaisse et laineuse, rappelant la toison des moutons, que portent tous les soldats du tsar, et coiffé d’un grand bonnet à visière qui avait quelque analogie avec les vieilles coiffures de nos conscrits. Ce brave garçon, à peine installé sur un de nos cacolets, avait allumé une pipe qu’il fumait avec une attendrissante bonhomie. Le soldat a dans tous les pays quelque chose de l’enfant ; il en a la simplicité, la candeur, la douce bonne foi, pour prendre la célèbre expression d’un poète. Cette sympathie dont on se sent tout à coup ému pour ceux que l’on vient de combattre est un des argumens philosophiques contre la guerre ; pour moi, c’est au contraire par excellence son côté noble, touchant et même divin. Ce qu’il y a de poignant dans les tableaux que je serai souvent forcé de reproduire n’ébranlera, j’en suis sûr, aucune des âmes vraiment touchées de la grâce guerrière. Pour que rien ne manque au mystère qui se célèbre sur le champ de bataille, il faut qu’il ait ses tristesses comme ses joies, et sa charité comme sa furie.

Après cette excursion, le maréchal revint à l’endroit où il comptait établir un bivouac, c’est-à-dire près de ce télégraphe dont je parlais tout à l’heure. Le soir commençait à venir, sa tente ne pouvait être dressée avant quelques heures ; il eut froid. L’expression de joyeuse énergie qui avait animé et illuminé son visage semblait disparaître avec le soleil de la journée et les bruits de la bataille ; la souffrance reparaissait sur ses traits, envahis par une pâleur croissante. Il demanda un manteau ; un de mes cavaliers se dépouilla de son burnous rouge, et il s’étendit à terre sur ce grossier vêtement. Pour lui faire place, on avait été obligé d’écarter quelques cadavres russes, qui restèrent gisans à quelques pas de lui. Il y a peu de temps, dans la petite cour d’une pauvre maison de Palestro, je voyais ainsi, couché sur le sol, un rejeton de la vieille et belliqueuse maison de Savoie, le roi Victor-Emmanuel. On ne traverse jamais sans émotion ces incidens, si fréquens à la guerre, qui nous montrent les grands de ce monde en familiarité non-seulement avec la mort, mais avec la fatigue et la misère, recevant les eaux du ciel, reposant leurs membres lassés sur cette terre où à quelques