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je promenais un regard sans colère sur le pays qui m’entourait ; mais je trouvais ses enchantemens bien effacés.

La journée du 23 avait été la dernière où le maréchal avait pu continuer sa lutte héroïque contre la maladie ; ce jour-là, on l’avait encore vu à cheval, attachant sur ses traits, par un effort attendrissant et victorieux, ce sourire qui plaisait tant aux soldats. La dernière vision nette, colorée, distincte, qui me reste de cette énergique figure, je l’ai eue dans une route ombragée, à quelque distance d’une villa russe située au milieu des bois. Le maréchal, tout en chevauchant, adressait la parole à des zouaves, qui lui répondaient en cette langue du troupier dont il goûtait si vivement les mâles finesses, les rapides saillies, toutes les locutions étranges et imprévues. Depuis, un pâle visage au fond d’une voiture, une main affaiblie essayant encore un geste de bonté, voilà tout ce que j’ai pu entrevoir de l’homme vaillant et gracieux dont le nom s’unira toujours à la gloire de notre jeune armée.

Le 23 septembre au soir, le maréchal fut en proie à de vives souffrances. Il passa une de ces nuits terribles, épreuves sans nom de son agonie, ses dernières et souveraines douleurs. Le lendemain matin, il en avait fini pour toujours avec cette vie d’action qui depuis tant d’années était sa vie. Il ne pouvait plus monter à cheval. « Le jour où il quitte le cheval, disent les Arabes, le guerrier se couche au bord de sa fosse. » Le maréchal s’étendit au fond d’une voiture, qu’escortèrent des spahis.

Pendant cette marche de flanc, je fis avec le gros de mon détachement une excursion à travers des villages tartares. Il s’agissait de rassembler tous les bœufs qu’on pourrait rencontrer dans la campagne, et de les conduire au quartier-général, où les habitans viendraient en réclamer le prix. Cette mission occupe une place agréable dans mes souvenirs. Les Tartares étaient bien disposés pour nous. Je trouvai des villages assez dans, où je fus reçu en grande pompe par des hommes bizarrement vêtus. Je me rappelle entre autres un propriétaire du pays qui portait une veste et un pantalon d’un rose tendre sous une pelisse en velours noir. Ces braves gens, qui nous traitaient en libérateurs, nous offraient du pain et du sel, sans doute suivant un usage de leur nation. Je pense que les règles du cérémonial doivent prescrire à ceux qui reçoivent ces honneurs de toucher à peine au pain qu’on leur présente ; mais j’avais ce jour-là pour compagne la faim, mauvaise conseillère en toute matière, disent les anciens, particulièrement je crois en matière d’étiquette. Dans un village important, je mangeai avec avidité le pain qui m’était offert sans en laisser une seule miette.

C’était le général Canrobert qui m’avait ordonné cette excursion à travers les villages tartares. J’appris sur les bords de la Tchernaïa