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prévenir ou tout au moins adoucir les morsures. Il quitte la région du luxe, du bien-être, de la vie assurée, des choses préparées et certaines, pour aborder, en compagnie de la souffrance, la région du danger, de la misère, de la fatigue et de l’inconnu. Son cœur, qui s’est élevé, son esprit, qui s’est agrandi avec sa fortune, lui disent qu’en de semblables régions on passe de l’œil des hommes sous l’œil de Dieu ; il se revêt alors de cette piété qui a été sa dernière et sa plus puissante armure. Le ciel accepte tous ses sacrifices ; il consacre ses efforts par la mystérieuse et terrible bénédiction des grandes douleurs. Il frappe ce corps par des tortures semblables à celles que peuvent infliger les plus cruels instrumens de supplice, un moment même il envoie à cette âme ce désespoir rendu avec tant d’énergie par des paroles connues de toute l’armée ; mais cette nature un instant obscurcie et abattue, il la relève et la fait resplendir par le triomphe de la mort chrétienne. Si jamais une de ces haines bizarres, amoureuses des profanations funèbres, qui s’en prennent parfois aux plus illustres tombes, essayait d’attaquer le maréchal Saint-Arnaud, cet homme de guerre aurait pour se défendre deux sentinelles divines à qui sera éternellement confiée la garde de sa mémoire, sa victoire et sa mort.

Quelques jours après le départ du maréchal Saint-Arnaud, les spahis, devenus l’escorte du général Canfobert, chevauchaient sur ce vaste plateau où allaient se livrer tant de combats. Le général Canrobert faisait une reconnaissance. Il s’avança assez près de Sébastopol pour que la place jugeât à propos de faire sortir un escadron qui se déploya devant nous, mais sans essayer de nous inquiéter. J’aperçus alors cette ville redoutable, que bientôt je ne devais plus entrevoir qu’à travers les créneaux de nos tranchées et derrière la fumée d’une incessante bataille. Sébastopol me parut une grande et imposante cité. Quelques dômes peints de ce vert éclatant dont les Russes colorent volontiers leurs toitures lui donnaient un aspect étrange, dont je fus charmé. Je pus voir que nos ennemis n’avaient point coulé tous leurs vaisseaux, car dans cette baie profonde, qui sépare la ville en deux parties, s’élevaient encore de nombreux navires dont nous devions bientôt connaître les boulets. Ce qui certainement rehaussait la valeur du spectacle que nous avions sous les yeux, c’était un attrait particulier de mystère. Cette ville silencieuse, au fond de son gouffre qui allait devenir un nid de bombes, derrière ses remparts qu’allaient sillonner nuit et jour les éclairs du canon, éveillait en mon esprit une curiosité irritante. Transformée par les enchantemens du danger, elle m’apparaissait comme une terre promise, et je me demandais à qui d’entre nous était réservé le bonheur d’y entrer.


PAUL DE MOLENES.