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la place que lui assignaient les calculs des hommes d’état qu’en retrouvant l’importance maritime qu’elle avait eue sous le règne de Louis XVI ; mais que de plaies étaient à fermer avant que ces vues judicieuses pussent sortir du domaine de la politique purement spéculative ! que d’épreuves notre marine avait à traverser ! que de difficultés pour vivre avant de songer à croître ! En 1820, il fallait encore se borner à recueillir, comme les épaves d’un grand et soudain naufrage, les vaisseaux qui n’avaient pas péri, les hommes qui n’avaient pas été dispersés, les traditions qui ne s’étaient pas complètement évanouies. En France, heureusement rien n’est jamais désespéré. Partout ailleurs, peut-être même dans cette Angleterre si habituée à la persévérance, la marine eût été engloutie par un désastre semblable à celui qui menaça en 1815 l’existence de notre établissement naval. Chez nous, grâce à un heureux choc d’idées, grâce à une opposition pour ainsi dire providentielle de sentimens, la marine trouva la protection du pouvoir quand l’opinion publique l’abandonnait, la bienveillance de l’opinion publique quand le pouvoir paraissait hésiter à la favoriser dans son développement. Le souvenir de ces crises ne peut que nous inspirer une mâle et généreuse confiance. Pour qu’il existe encore après la paix de 1815, comme après celle de 1763, une grande marine française, il faut que celui qui dirige d’en haut tous les événemens de ce monde ait eu ses raisons pour ne pas la laisser périr.

La mission qui m’avait été confiée était la conséquence naturelle du mouvement d’idées qui marqua les premières années de la restauration. J’ai souvent entendu dire alors, par des gens dont je me serais bien gardé d’épouser les utopies, que la France et l’Angleterre devaient s’unir étroitement pour assurer le bonheur et la tranquillité de l’Europe. Ce projet, chimérique, je le crois, il y a quarante ans, pourrait bien être devenu une idée pratique aujourd’hui. Quelle ambition en effet ne viendrait se briser à l’infranchissable obstacle que lui opposerait la solidarité politique de ces deux puissans peuples, dont les forces, depuis un demi-siècle, ont tant grandi par leurs rivalités mêmes, et dont les préjugés tendent à s’effacer davantage chaque jour ? Ce beau rêve de quelques esprits habitués à tenir trop peu de compte des passions humaines, la paix universelle, —- j’en ose à peine prononcer le nom sans sourire, — c’est tout simplement, au point où nous en sommes, une sincère alliance entre l’Angleterre et la France ; mais quand donc cette alliance, telle que je la conçois, — union cordiale et fière qui satisferait au même degré l’amour-propre des deux peuples, — cessera-t-elle d’être, elle aussi, un rêve ?


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.